Louis Bouyer, sans doute, eût souri de nous voir tous réunis pour lui rendre hommage! Avec peut-être un peu de raillerie envers nos manques d’intelligence, de connaissance et de courage, nos manquements de foi, de charité et de sens théologique. Avec beaucoup de bienveillance aussi, parce qu’au fond nous avons tant de bonne volonté (àdéfaut de volonté bonne), tant de souci de l’Église (àdéfaut de lui porter beaucoup d’amour), tant d’érudition (àdéfaut de vraie science). En fait, il aurait surtout saisi l’occasion de ce colloque pour s’interroger avec nous, non sur lui-même, mais sur ce qu’il nommait, « le métier de théologien.» (1)
Mais justement, qu’entendait-il par ces termes, lui dont éclatait sans ambiguïté la réticence envers la cléricature des théologiens professionnels ? Comment cet homme, qui a traversé les institutions sans jamais s’y installer; cet homme dont l’érudition encyclopédique  se présentait pourtant toujours comme la simple héritière du travail d’autrui ; cet homme qui refusait toujours qu’on lui attribuât la moindre originalité  personnelle,  la  moindre  innovation  théorique et surtout le moindre système théologique – qu’on songe àcette remarque en préface àla réédition de son Dictionnaire théologique :
« Un des comptes rendus de la précédente édition avait comparé la première mouture de ce volume àun autre dictionnaire contemporain, Å“uvre d’un théologien prestigieux, en disant : « Ceux qui voudront connaître les idées du Père X. [Karl Rahner, bien sûr] liront naturellement son dictionnaire, ceux qui veulent connaître la doctrine de l’Église se reporteront plutôt àcelui du Père B. » Je ne sais trop duquel de nous deux ce critique avait voulu se moquer, mais je sais bien qu’il avait en tout cas compris ma modeste ambition !» (2)
Cet homme réputé sévère dans ses jugements, impitoyable avec les sots et les ignorants, voire redoutable polémiste, et dont pourtant tous ceux qui eurent la grâce d’en devenir les familiares ont éprouvé la bonté, l’humour, la tendre fidélité; comment en un mot cet homme, qui vécut et mourut dans un étrange mélange de grandes amitiés et de solitude érémitique, peut-il, le temps passant depuis sa disparition, s’imposer de plus en plus comme l’un des plus grands théologiens de son siècle, et pas seulement en France ? C’est àcette question que nous  allons tenter de répondre durant les deux jours de ce colloque.
Puisque l’homme a disparu et que nos souvenirs ne parviennent pas, même après la publication par lui retardée de ses Mémoires, àen retracer un portrait unifié, la voie la plus raisonnable qui nous reste sera donc de reconstituer, s’il se peut, l’unité et l’intention de son Å“uvre. Mais justement, quelle unité retrouver dans une Å“uvre aussi démultipliée et aussi réfractaire àl’esprit de système ? D’autant qu’il s’agit d’une Å“uvre qui relève déjàde longue durée : sut une vie presque centenaire (1913-2004) s’est déployée en fait une activité littéraire sur cinquante ans (1943-1994 pour les publications). Å’uvre longue, mais parce qu’elle a pratiqué presque tous les multiples domaines qu’ouvre la théologie : l’homilétique (qu’on songe aux Sermons pastoraux), les études bibliques et patristiques, des recherches liturgiques, l’histoire de la spiritualité (ou plutôt des spi ritualités), les controverses dogmatiques, la théologie fondamentale et aussi dogmatique, etc.
Å’uvre aussi radicalement internationale (et pas seulement parce qu’elle fut parfois rédigée directement en anglais), qui lui fit parcourir le monde chrétien sur tous les continents et penser non seulement l’Å“cuménisme, mais œcuméniquement, tant il connaissait de l’intérieur les traditions anglaises (anglicanisme, protestantismes, catholicisme) et américaines, les diverses formes de l’orthodoxie, le judaïsme, etc. Å’uvre qui fut parfaitement enracinée dans les institutions ecclésiales sans jamais devenir instituée (pasteur luthérien, prêtre de l’Oratoire, professeur àStrasbourg et Paris, puis dans les plus grandes universités américaines et européennes, associé àdes revues significatives comme Dieu Vivant et Communia, membre actif et rétif du Centre de Pastorale liturgique et de la Commission théologique internationale). Tout ceci, sans que jamais il n’ait renoncé àrester, àla fin comme dès le début, irréductiblement un anachorète et un théologien gyrovague.
La seconde trilogie fut intitulée « Connaissance de Dieu » et constitue une théologie, au sens patristique d’une doctrine de la Trinité, élaborée en un délai beaucoup plus court, de sept ans. Parurent ainsi successivement Le Fils éternel (en 1973 et traduit par Balthasar en 1976), Le Père invisible, en 1976 et Le Consolateur. Esprit Saint et vie de grâce, en 1980 (remis en seconde position dans le classement final). Pourtant, les deux premières trilogies, aussi contingent que nous paraisse rétrospectivement leur achèvement, ne font que réaliser un programme que Louis Bouyer avait déjàexplicitement tracé dans l’introduction du premier volume, celui de 1957, Le Trône de la Sagesse :Pourtant, il a donné, plusieurs fois, une indication sans doute décisive sur l’organisation de son travail. Il s’est agi, toujours, d’une entreprise de récapitulation de toutes choses sous le chef du Christ, de toute la théologie dans l’acte christique originel. Ce principe de récapitulation se formula d’abord de la première et la plus visible façon dans la construction d’une trilogie, ou plutôt d’une triple trilogie, trilogie de trois trilogies. La première fut, en quelque sorte, improvisée àpartir d’un élément antérieur, Le Trône de la Sagesse (1957), une « anthropologie surnaturelle » àpartir de Marie (en quelque sorte le mâle tiré du côté de la femme), sous l’influence sans doute du premier ensemble, Herrlichkeit, de ce qui devait devenir (avec la Theodramatik puis la Theologik) l’immense trilogie de Hans Urs von Balthasar. Balthasar ne s’y est d’ailleurs pas trompé, qui devait aussitôt traduire en allemand (1977) le second volet, L’Église de Dieu (1970), vrai départ de la première trilogie, que Bouyer acheva plus tard avec Cosmos (1982) 1 Cet ensemble fut intitulé « Création et Salut », autrement dit reprenait toute l’économie du Salut, au sens patristique. Il couvre une période longue, de vingt-cinq  ans.
Le présent livre, dans notre pensée, est le premier de trois ouvrages, dans lesquels nous voudrions développer une théologie de la création (…)
Jean-Luc Marion, de l’Académie française
(1) Louis BOUYER, Le, Métier de théologien. Entretiens avec Georges Daix, Paris, FranceÂÂEmpire, 1979; rééd. augmentée, Genève, Ad Solem, 2005.
(2) Dictionnaire théologique, Tournai, Desclée, 19631, 19902, p. 7.
(3) J. DUCHESNE, Louis Bouyer, Perpignan, Artège, 2011, p. 22 : « l’empressement avec lequel Hans Urs von Balthasar traduisit lui-même ses [sc. L. B.] livres pour les publier dans sa maison d’édition en Suisse alémanique. »