Passer à côté de la miséricorde ?
Antoine Adam, recteur de Saint-Bonaventure
et chapelain de l’Hôtel-Dieu.
Cela fait six mois que le pape François a ouvert par le jubilé extraordinaire le temps de la miséricorde. Nous en avons tellement parlé dans les églises, au cours de diverses célébrations, dans les médias catholiques, en écoutant nos évêques ou le pape François… qu’il pourrait y avoir comme une overdose, un trop-plein abusif de l’expression de la « miséricorde ». Mais qu’en est-il de l’expérience pour chacun d’entre nous ? Qu’avons-nous approché de ce mystère qui peut éclairer autrement notre vie et avoir un rejaillissement dans la vie de nos proches ? La porte de la miséricorde àSaint-Bonaventure est-elle devenue un simple décor qui s’effacera lorsque le temps sera venu avec la fin de l’année liturgique ou bien aura-t-elle permis la médiation d’une aventure intérieure ?
Pourquoi ce temps dit « extraordinaire » – engageant notre foi baptismale – nous pousse-t-il àoser un pas et même plusieurs, dans cette direction, le chemin de miséricorde ? Nous savons en conscience, qu’il existe un écart entre l’appel que Dieu nous fait et notre réponse et qu’il y a des rendez-vous manqués avec la vie, avec notre créateur et notre prochain. C’est l’histoire de la prise de conscience du péché dans notre vie. Mais cette prise de conscience d’un Dieu qui nous cherche et de notre responsabilité personnelle dans le temps de vie qui nous est donné manquerait son but si nous en restions àun dualisme circonscrit dans une relation interpersonnelle entre Dieu et notre conscience, opaque aux réalités du monde dans lequel nous vivons, avec lequel nous sommes en interaction.
Dans les années 1970, suite au concile Vatican II, il y a eu des recherches pastorales mises en actes dans les communautés chrétiennes, pour signifier que les chrétiens avaient aussi une responsabilité civique et que leur péché devant Dieu était aussi collectif. Les baptisés plus âgés du diocèse de Lyon ont en mémoire ces célébrations du pardon où ils confessaient non seulement leur péché personnel devant Dieu mais aussi leur péché collectif. L’articulation entre responsabilité personnelle et collective dans les célébrations du pardon n’a jamais été facile. Sans doute par peur que s’affadisse la responsabilité individuelle, l’accent sur le sacrement de la réconciliation avec absolution individuelle, a été demandé par Rome, avec pour conséquence que la prise de conscience civique du baptisé s’estaffadie, rétrécie, occultant bien des réalités sociales, civiques incluant notre responsabilité dans l’art du vivre ensemble. Or, la foi de l’Église décline le « Je » (je crois) incluant la prise de responsabilité personnelle et le « Nous » (pour nous et notre salut), ce qui nous sort de l’isolement personnel mortifère. Le « Je » n’existe pas sans le « Nous », c’est-à-dire sans les autres.
Lorsque nous prenons conscience que nous manquons àl’appel du Christ éclairant notre relation aux autres, ne sommes-nous pas comme éveillés devant notre humanité laissée en friche ? L’avancée sur le chemin de la miséricorde nous fait grandir dans une prise de conscience que nous sommes chacun fondamentalement liés les uns aux autres, que le Christ nous humanise en nous poussant àvivre la rencontre des autres. Nous vivons une mutation sans précédent dans l’histoire humaine. Elle touche tous les domaines, qu’ils soient anthropologiques, religieux, environnementaux, économiques, politiques, culturels… Les défis que nous avons àrelever donnent le vertige.
Lorsque le pape a décidé de lancer l’année jubilaire de la miséricorde, souvenons-nous qu’il l’a fait quelques semaines avant la parution de son encyclique Laudato si’, intitulée aussi « pour la sauvegarde de notre maison commune », traitant de la nécessaire conversion civilisationnelle de nos sociétés humaines. Cette année s’est ouverte aussi quelques semaines après le deuxième volet du synode sur la famille. Enfin il a volontairement choisi de commencer le jubilé et d’ouvrir la porte sainte de la miséricorde de la basilique Saint-Pierre de Rome, le 8 décembre, jour anniversaire des cinquante ans de la clôture du concile Vatican II.
« L’Église ressent le besoin de garder vivant cet événement. C’est pour elle que commençait alors une nouvelle étape de son histoire. Les Pères du Concile avaient perçu vivement, tel un souffle de l’Esprit, qu’il fallait parler de Dieu aux hommes de leur temps de façon plus compréhensible. Les murailles qui avaient trop longtemps enfermé l’Église comme dans une citadelle ayant été abattues, le temps était venu d’annoncer l’Évangile de façon renouvelée. Étape nouvelle pour l’évangélisation de toujours.»
(Misericordiae Vultus, Pape François)
La grande question est de savoir si l’Église sera « en sortie » en vivant ce jubilé. Et sortira de son dangereux « entre-soi »… Si les disciples du Christ sont interpellés par leur maître comme étant « le sel de la terre » (Mt 5,13), comment pouvons-nous le comprendre àl’aune de cette année de la miséricorde de 2016 ?
Si les catholiques dans le monde représentent un septième de la population mondiale, et si chacun d’entre nous prend la responsabilité d’agir en prenant au sérieux cet appel làoù il est … alors que notre monde vit dans l’inquiétude face aux défis multiples et complexes de notre devenir commun, peut-être que la température de l’inquiétude mondiale baissera. Cela ne fera pas les gros titres de la presse et des médias, mais insensiblement un vent d’air frais soufflera sur notre terre…
Quelle sera la portée des « œuvres de miséricorde » dans lesquelles nous nous  serons engagés dans la vie de nos contemporains ? En ce temps de pluie, il n’y a pas que la montée des eaux qui doit faire le buzz ! Les actes de miséricorde que nous posons sont comme les gouttes d’eau qui alimentent les rivières, elles peuvent alimenter un élan générationnel donnant le goût de croire en l’avenir.
Antoine Adam, recteur de Saint-Bonaventure et chapelain de l’Hôtel-Dieu.