Comment Dire Dieu ? François Picart pour le journal La Croix (18.06.2015)
Évangile de Jésus-Christ selon saint Luc (Lc 9, 18-24)
Évangile de Jésus-Christ selon saint Luc (Lc 9, 18-24)
En ce jour-là, Jésus était en prière àl’écart. Comme ses disciples étaient là, il les interrogea : « Au dire des foules, qui suis-je ? »
Ils répondirent : « Jean le Baptiste ; mais pour d’autres, Élie ; et pour d’autres, un prophète d’autrefois qui serait ressuscité. » Jésus leur demanda : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? »
Alors Pierre prit la parole et dit : « Le Christ, le Messie de Dieu. » Mais Jésus, avec autorité, leur défendit vivement de le dire àpersonne, et déclara : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, le troisième jour, il ressuscite. »
Il leur disait àtous : « Celui qui veut marcher àma suite, qu’il renonce àlui-même, qu’il prenne sa croix chaque jour et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie àcause de moi la sauvera. »
Entre le discours convenu sur les « valeurs chrétiennes », la mosaïque d’Églises chrétiennes et le film sanguinolent de Mel Gibson « La passion », le problème du lien entre les représentations de Jésus et la place accordée àsa passion conserve toute son actualité. Le discours sur les « valeurs » tient d’autant plus de place dans le rapport au christianisme qu’elle exclue la croix, souvent rejetée en raison des excès d’une spiritualité doloriste très XIX° siècle. Si elle peut aider àentrer dans le mystère de Jésus, elle est insuffisante àrendre compte de l’esprit qui animait sa parole et ses actes. Il en va de même pour le sang de la croix, insuffisant pour comprendre ce qui motivait Jésus, s’il n’est pas associé au procès qui opposa Jésus aux anciens, aux grands prêtres et aux scribes. Déjàau temps de Jésus, les représentations des foules, qui associaient Jésus aux prophètes des Écritures, celle de Pierre qui le reconnait comme « le messie », étaient insuffisantes àcomprendre le rapport de Jésus àDieu, celui qu’il appelait « Père ».
Or, qu’il s’agisse des « prophètes » comme Elie, dont le peuple attendait le retour annoncé, ou du « messie », un envoyé promis par Dieu et attendu par Israël, ces références engageaient les représentations de Dieu. En ce sens, les questions de Jésus : « Aux dires des foules, qui suis-je ? » et « Pour vous, qui suis-je ? » peuvent être redoublées et devenir : « Aux dires des foules, qui est Dieu ? » et « Pour vous, qui est Dieu ? »
La réponse de Jésus àPierre anticipe son procès àvenir. L’incompréhension qui existe entre lui et les scribes et les grands prêtres au sujet de Dieu devient telle qu’il prend conscience qu’il devra rendre des comptes sur son rapport àDieu devant les autorités religieuses. La question de Jésus peut être comprise comme l’expression d’un questionnement sur la manière dont il remplit sa mission. Dans le contexte dramatique qui se met en place, elle peut aussi être comprise comme un test : de quel côté êtes-vous ? Puisque les paroles et les actes de Jésus engagent Dieu, son procès est aussi le procès de Dieu.
Comme dans la composition des psaumes où le psalmiste passe du doute, de la colère, de la plainte, des interrogations àla confession de foi, sans lien logique entre l’un et l’autre, la réponse de Jésus àPierre exprime un lien indéfectible avec Dieu, une confiance en la fidélité de son Père, qui seul peut authentifier sa mission. Dieu n’est pas au terme de nos raisonnements. Quand il en va de Dieu, chacun va au bout de sa logique : Jésus lui-même, ses disciples, mais aussi les scribes, les grands prêtres, les grands prêtres. Entre les différentes représentations de Dieu, qui va trancher ?
Dans la tradition biblique, Dieu se manifeste comme celui qui ouvre les chemins de l’avenir, ce qui suppose de consentir àune part d’inconnu, àune relation qui dépasse une expérience religieuse ou spirituelle délimitée par du connu. C’est pourquoi les figures bibliques sont àla fois nécessaires et insuffisantes pour éclairer le mystère de la vie de Jésus. Insuffisantes car ce serait enfermer Jésus dans des figures du passé. Jésus ne peut être réduit au témoignage d’Abraham, de Moïse ou des prophètes. En revanche, les figures bibliques sont nécessaires pour comprendre comment leur prédication puisait dans leur foi, de quoi nourrir leur espérance en un avenir possible, malgré les apparences produites par des contextes de guerre, d’esclavage, d’exil, de trahison, de sécheresse, etc. Leur prédication montre que làoù l’homme se perçoit dans une impasse, Dieu se manifeste comme celui qui l’invite àne pas écrire le dernier mot, mais au minimum àoser trois points de suspension en puisant dans la fécondité de la promesse de Dieu, des raisons de croire encore en un avenir possible.
Dans le procès de Dieu qui se joue àtravers celui de Jésus, les autorités religieuses ont voulu assoir leur autorité en enfermant l’amour de Dieu dans une interprétation légaliste de la loi. Jésus en propose une interprétation libératrice en restaurant celle-ci dans sa fonction de chemin de vie pour celui qui se convertit àl’amour de Dieu àl’œuvre dans l’histoire de l’humanité. En ressuscitant Jésus, Dieu condamne les motifs de sa condamnation àmort et authentifie Jésus comme celui en qui il a mis son amour.
Hier comme aujourd’hui, le mystère pascal nous ouvre àl’intelligence du chemin de vie que Dieu offre àchacun. Dans les bouleversements et les déchirements que nous connaissons, laissons résonner la question de Jésus « Pour vous, qui suis-je ? » pour chercher ensemble, au pied de la croix, comment il nous appelle àrenaître àl’espérance.
François Picart, prêtre de l’Oratoire. Publié dans La Croix des 18 et 19 juin 2016.