La « Porte étroite » de la fraternité, par F. Picart
« Quiconque s’élève sera abaissé, qui s’abaisse sera élevé » (Lc 14, 1.7-14)
« Quiconque s’élève sera abaissé, qui s’abaisse sera élevé » (Lc 14, 1.7-14)
Un jour de sabbat, Jésus était entré dans la maison d’un chef des pharisiens pour y prendre son repas, et ces derniers l’observaient. Jésus dit une parabole aux invités lorsqu’il remarqua comment ils choisissaient les premières places, et il leur dit : « Quand quelqu’un t’invite àdes noces, ne va pas t’installer àla première place, de peur qu’il ait invité un autre plus considéré que toi. Alors, celui qui vous a invités, toi et lui, viendra te dire : ‘Cède-lui ta place’ ; et, àce moment, tu iras, plein de honte, prendre la dernière place. Au contraire, quand tu es invité, va te mettre àla dernière place. Alors, quand viendra celui qui t’a invité, il te dira : ‘Mon ami, avance plus haut’, et ce sera pour toi un honneur aux yeux de tous ceux qui seront àla table avec toi. En effet, quiconque s’élève sera abaissé ; qui s’abaisse sera élevé. »
Jésus disait aussi àcelui qui l’avait invité : « Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins ; sinon, eux aussi te rendraient l’invitation et ce serait pour toi un don en retour. Au contraire, quand tu donnes une réception, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ; heureux seras-tu, parce qu’ils n’ont rien àte donner en retour : cela te sera rendu àla résurrection des justes. »
Au terme de cet été et àl’orée d’une nouvelle année, ces deux paraboles prennent un relief particulier dans un contexte où chacun est appelé àcultiver les ressources d’une vie plus fraternelle, non seulement àl’intérieur de nos cercles habituels, mais aussi au-delà, avec celles et ceux qui « ne peuvent rien nous donner en retour ».
Dans un essai récent [1] Philippe d’Iribarne rappelle que l’inscription de la notion de fraternité dans la devise républicaine n’est pas allée de soi. Sous la 3ème République, elle ne faisait pas l’unanimité en raison de sa dimension chrétienne. Mais la solution apportée en 1848 pour surmonter ces résistances, éclairent sur la direction àprendre pour prendre soin de la fraternité, àl’heure où elle est mobilisée pour réagir aux multiples tensions qui traversent la société française. Pour surmonter cette difficulté, le substantif « fraternité » est complété d’un qualificatif : « républicaine » : transcendant les manières concrètes de vivre la fraternité portées par une culture ou une religion, la « fraternité républicaine » lierait intimement les hommes en général. En fait, la notion de « fraternité républicaine » illustre la vision d’une société qui prétend jeter un voile sur l’être intérieur de ses membres, pour ne plus prendre en compte que la figure désincarnée du citoyen en général.
« Les questions que pose la mise en œuvre d’une telle fraternité sont alors passées sous silence. Ce qu’elle suppose – au-delàd’une adhésion de principe àdes valeurs, ou de leur célébration dans des rituels républicains – de capacité àvivre au jour le jour de façon fraternelle les aspects rugueux de la coexistence entre humains de chair et d’os est résolument ignoré.[2] » Or, le défi àrelever est bien celui-ci : vivre fraternellement avec des êtres de chair et de sang, culturellement et socialement situés, en plongeant « dans la complexité des rapports entre le fonctionnement social et l’être intérieur des membres de la société[3] ». Des êtres parmi lesquels nous sélectionnons ceux que nous invitons lorsque nous donnons un dîner ou un déjeuner et ceux que nous n’invitons pas, ceux que nous reléguons àla dernière place de la société et ceux àqui nous attribuons les premières places.
Pour relever ce défi, Ph. d’Iribarne met en avant les ressources du Christ qui n’en reste pas au registre des valeurs abstraites ou communautaires : il accueille et prend charge l’être intérieur les êtres de chair et de sang qu’il rencontrait. Ses paroles et ses actes démasquent ainsi les ressorts de l’ordre social : comportements claniques, peur du châtiment, révérence pour les puissants. Jésus incarne l’amour miséricordieux destiné àtous, comme étant le moteur de notre conversion intérieure àla vie fraternelle. Ses paroles et ses actes incarnent la figure concrète de celui « qui délaissant le rang qu’il égalait àDieu » se fait le frère de celles et ceux qui sont exclus des formes abstraites ou fermées de la fraternité, y compris sur la croix, où il se fait le frère des condamnés àmort àqui il ouvre un chemin avec lui en paradis.
« Qui s’abaisse sera élevé ». En Jésus crucifié mais ressuscité par Dieu, la manière dont sont traités ceux qui sont relégués àla dernière place, devient l’indicateur du degré de fraternité vécu dans une société. Saint Paul ne s’y est pas trompé en présentant le Christ, celui qui avait abattu le « mur de la haine », précisément comme celui qui fonde une fraternité catholique, non au sens confessionnel du terme, mais au sens étymologique : une fraternité en plénitude et universelle accessible àtous les êtres de chair et de sang : En Christ, il n’y a plus ni juif, ni grec, ni homme, ni femme. En Christ, chacun est capable de fraternité universelle, mais aujourd’hui nous avons besoin d’un Sauveur qui nous donne d’y croire.
Par sa parole et ses actes, Jésus est la « porte étroite » qui ouvre un chemin de vérité et de vie offert aux sociétés impactées par un phénomène migratoire qui met en cause leurs équilibres, leurs liens et leurs solidarités patiemment construits depuis des décennies. Cherchons àla lumière de l’Évangile, comment libérer nos résistances intérieures en inventant des gestes fraternels[4] àtravers lesquels nous convertissons une fraternité confessionnelle, communautaire, àune fraternité catholique, universelle, sans laquelle il n’est pas de vivre ensemble possible.
François Picart, prêtre de l’Oratoire
[1] Philippe d’Iribarne, Chrétien et moderne, Gallimard, 2016.
[2] Id., édition Kindle, emplacement 813.
[3] Id., emplacement 1071.
[4] Par exemple, le sacramental du pain béni, parfois offert aux musulmans venus àla messe le dimanche qui a suivi l’assassinat du P. Jacques Hamel.