Une place romaine dans la chaleur àpeine détendue de l’après-midi.Sur le ciel d’une implacable netteté, les lignes d’arête des grands palais blancs aux façades dévorées de lumière. Se haussant dans le lointain, quelques bouquets d’arbres du Pincio et les deux petites tours de la Trinité-des Monts. Les panaches de cristal des fontaines ondulent indo lemment au-dessus des gamins qui s’éclaboussent dans les vasques. Leurs voix assourdies sous l’arc-en-ciel de bruine résonnent de cet accent net et clair qu’ont toutes choses ici. C’est la fin de la sieste, et déjàles marchandes accueillent leurs premiers clients du soir. A qui ne veut point de fleurs, s’offrent les énormes citrons doux de Naples, ou bien ces pastèques dont la chair rouge ou blanche, toute  coupée, ruisselle pour la soif des yeux autant que de la bouche. Elle ne s’en soucie point, cette trop belle dame qui se hâte vers lai.via Giulia, dans son carrosse àpendeloques  scintillantes et àgrelots tintinnabulants. Mais ce jeune monsignor, qui semble encore tout frais vêtu de son violet prélatice, se · laisserait tenter, n’était la dignité qu’il faut bien garder quand on est protonotaire et qu’on va de ce pas au Collège romain.Ils n’ont pas tant de réserve, ces garçons turbulents qui maintenant se pressent par bandes, sortis, qui de sa ban que ou de sa boutique, qui de son école, qui, tout simple ment, de la ruelle où il a dormi ou rêvé tranquillement ,dans l’ombre d’une porte, aussi longtemps qu’a duré la chaleur du jour.
Ce monde a tiré des fontaines les gamins, guère décrassés, mais si rayonnants sous leurs haillons trempés et leurs tignasses emmêlées qu’on jette àplaisir dans leurs petites pattes avides les sous qu’implorent leurs piaillantes supplications.          ·
Mais qu’est donc ce singulier cortège qui s’avance au milieu des rires? Pourquoi ce beau jeune seigneur, resplendissant dans son pourpoint de soie mordorée, cache-t-il un sourire gêné sous les boucles retombantes de la lourde cheÂÂvelure d’archange qui s’étale sur son col de dentelles? Que porte-t-il donc si soigneusement entre ses bras? Tout bouffi de sucreries et de graisse et par surcroît attifé d’un énorme et ridicule ruban rose, c’est un affreux carlin qui retrousse une babine dédaigneuse sur des crocs grondants. Et derrière suit une bande qui semble plus folle encore que les autres. Du moins les rires d’aucune ne retentissent si haut et si franc, ni les lazzi, ni les chansons. Et pourtant, quel est celui qui l’entraîne ? Au milieu de tous ces écervelés dans leur attirail de tète, un petit vieillard vêtu de noir, un prêtre. Mais est-ce bien un vieillard ? Il est vrai que les cheveux et la courte barbe sont d’argent, mais le visage est clair comme celui d’un enfant, et les yeux, qui courent de regard en regard, semblent communiquer àtous leur inaltérable alléÂÂgresse.
De la foule qui fait cercle on l’appelle et il répond sans se lasser, àl’un d’un bon mot, àl’autre d’un geste complice de sa main diaphane. Il a un sourire tout prêt pour chacun et qui n’est le même pour personne, et pour ce gosse qui souÂÂdain blottit contre lui sa frimousse sale et radieuse en lui offrant une fleur, une chiquenaude amicale qui tient de la taloche autant que de la caresse.
Voici la bande égaillée dans une boutique. C’est celle d’un libraire. Le bonhomme s’empresse d’apporter les der nières nouveautés théologiques. Le vieillard le félicite avec plus d’urbanité que d’enthousiasme. Mais n’est-ce pas làun recueil tout juste paru de laudes dominicaines? Vite le groupe éparpillé entre les comptoirs s’est réformé et un chÅ“ur s’improvise qui va chanter avec le Père quelques lignes de Fra Serafino Razzi.
On repart, et voilàqu’on croise une toute autre figure. C’est celle d’un franciscain, au visage embroussaillé mais qu’on devine creusé par les jeûnes, aux pieds nus déchirés de crevasses, àla robe élimée. Il porte un lourd bissac sur son dos, et sur son épaule un petit baril de vin.
Sa vue n’attriste aucunement la compagnie. Au surplus, il est, paraît-il,.une vieille connaissance. « Comment lui crie le prêtre, du plus loin qu’il l’aperçoit, tu n’as pas encore été brûlé, vieil hérétique?» -«Et toi, répartit le frère sans sourciller, qu’attend-on pour te mettre au chevalet ?» Le dialogue bouffon se poursuit. Mais que se passe-t-il ? Le frère a-t-il jeté un défi au vieillard ? Celui-ci s’est emparé de son baril et, àla grande joie de tous, il boit àla bonde une légère rasade. Puis, comme pour prendre sa revanche, ren dant le tonnelet au religieux, il enlève son chapeau et il le plante sur la tête du frère, lequel, sans une hésitation, reprend sa route au milieu des rires. La troupe joyeuse s’éloigne de son côté en direction du Tibre.
Et maintenant tout est calme. Ils sont entrés dans l’ombre d’une église où vêpres s’achèvent. C’est Sainte-Agnès sur la Piazza Navona. Tous ces jeunes fous chantent les psaumes sagement comme des moines. Il est vrai qu’un moment plus tard; lorsqu’ils seront réunis ànouveau, cette fois dans la chambre du Père, leur tintamarre sera redevenu si assourÂÂdissant qu’un autre prêtre, portant le même col blanc sur la simple soutane, passera son visage effaré par l’entrebâille ment de la porte. Il ne dira rien : le Père n’est plus là. Mais il sait où le rejoindre. Et la silhouette massive grimpe pesamment l’escalier en colimaçon qui débouche tout àcoup dans la loggia sur le toit. «Père, dit-il, hésitant comme un enfant timide et boudeur, vous les entendez d’ici… Com ment voulez-vous que je travaille avec tout ce vacarme ?» Un rire affectueux lui répond :«Ils te gênent tant que cela ? Va, quant àmoi, pourvu qu’ils ne pèchent pas, ils peuvent bien, si cela leur chante, me casser du bois sur le dos!» Le sage Baronius est redescendu en grognant, soumis, mais mal convaincu.
Les yeux limpides du vieillard se posent avec tendresse sur l’horizon qui semble gagner en transparence d’une minute àl’autre. Le soleil descend derrière le Janicule où la brise de mer qui se lève fait frémir les cimes pressées. A droite, la grande fleur du dôme naissant se dessine entre les poutrelles qui l’enserrent encore. Une lumière, qui n’est pas celle de ce soir très pur et très doux, a envahi le surprenant visage- qui tour àtour paraît si jeune et si vieux qu’il semble sans âge. Mais sa solitude ne peut se prolonger. Une àune les figures juvéniles, de nouveau graves et pourtant sourianÂÂtes, se glissent par l’étroit escalier. Bientôt, tous se sont fauÂÂfilés, on ne sait comment, auprès de lui. Saisis par tout ce calme et toute cette lumière qui hésite encore au bord de la nuit, ils se recueillent sans mot dire, groupés comme des enfants autour du Père. Soudain, les cloches lancent sur la Ville leurs Angelus, un par un, depuis le bourdon du Latran jusqu’aux cloches cristallines de Sainte-Marie-Majeure Alors, avant de redescendre et d’entrer dans la nuit, comme pour en exorciser les fantômes ; leurs voix se mêlent encore dans la Salutation angélique. Ils sont partis. Philippe reste seul et l’Esprit qui de tout ce jour ne l’a pas quitté reprend sa tranquille possession de lui.