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Ils sont quatre. Trois plus un, plus précisément, un peu comme les « Mousquetaires », car le dernier venu, celui de Jean, est sensiblement différent des autres.
Ils font partie de la Bible. Mais le contact qu’on a avec eux vient plus souvent d’un office entendu dans une église ou dans un temple, puisqu’on en lit toujours au moins quelques lignes. Ils mettent généralement Jésus en scène, soit qu’il parle, soit qu’il agisse, souvent les deux ; soit qu’il se laisse faire comme au moment de sa mort, ou que des témoins le reconnaissent vivant après sa résurrection.
Ils imprègnent notre culture dite occidentale, nourrie par vingt siècles de christianisme, encore que ce ne soit plus tout àfait vrai. On rencontre de plus en plus, dans des pays de chrétienté traditionnelle, des gens qui ignorent tout des évangiles, surtout parmi les plus jeunes : la culture évolue, la formation religieuse est moins répandue.
Les Évangiles officiels, d’ailleurs, sont-ils les meilleurs documents pour connaître Jésus ? Ils ont été rédigés plusieurs dizaines d’années après les faits et on peut penser que, pendant toute cette période, l’information s’est dégradée. Sans compter qu’ils laissent d’énormes trous dans la vie de celui qui en est le héros : mis àpart les événements qui accompagnent sa naissance et une scène fameuse, au Temple de Jérusalem, lorsque Jésus avait douze ans, ils ne rapportent rien de lui avant sa trentième  année.
On se demande alors légitimement s’il n’y a pas d’autres sources bien informées ou même mieux, les évangiles apocryphes, par exemple ; l’Église les aurait tenus secrets parce qu’ils donÂÂnent des renseignements ne correspondant pas àsa doctrine, mais ils auraient justement la qualité d’être moins dogmatiques que les autres, et donc plus objectifs.
Soyons sérieux. En bonne méthode, il ne sert àrien de remplacer un à priori par un autre. La meilleure façon d’apprécier les informations fournies par les évangiles, les  apocryphes et les autres (qu’on appelle « canoniques » car ils appartiennent au canon -ou àla règle – des Écritures), est de connaître leur histoire : comment ils sont nés, quelles sont les différentes étapes de leur composition, comment ils ont été transmis, lus, traduits avant d’être imprimés dans nos éditions modernes.
A la source
Quand commence l’histoire des évangiles ? Le moment précis n’est pas facile àdéterminer, et l’on peut dire que le choix de cette date conditionne la présentation qui sera faite ensuite. Trois options semblent possibles :
- Faire commencer l’histoire des évangiles àla naissance de Jésus ou même, si l’on veut remonter plus haut, au moment de sa conception, neuf mois auparavant. D’une certaine façon les évangiles vinrent àl’existence en même temps que Jésus puisque sa personne est au centre des récits évangéliques ; la Bonne Nouvelle est inaugurée par l’Incarnation ; l’une ne saurait être dissociée de l’au
- On pourrait aussi choisir le début de la prédication évangélique, moment où Jésus quitta Nazareth pour se consacrer àune mission particuÂÂlière. Jésus est le fondateur d’un mouvement qui prit par la suite beaucoup d’ampleur ; l’histoire des évangiles démarre quand le mouvement fut lancé, lorsque Jésus commença à être connu et qu’il regroupa quelques disciples. Avant que le message évangélique ne soit proclamé, il est trop tôt pour parler de Bonne Nouvelle proprement dite.
- Pour aller encore plus loin dans ce sens, peut-être faut-il situer l’origine vraie des évangiles àla résurrection de Jésus, car elle est comme l’acte de naissance du christianisme. Ce que saint Paul appelle « Évangile », c’est la Bonne Nouvelle de la Résurrection et, dans sa première lettre aux Corinthiens, il écrit : « Si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vaine et vaine aussi votre foi. » (1 Co 15,14). Effectivement, si les disciples de Jésus qui l’avaient vu mort n’avaient pas eu, quelques jours après, la conviction qu’il était vivant, l’histoire du prophète de Galilée serait tombée dans les oubliettes et les évangiles n’auraient jamais vu le jour. Jésus ferait alors partie de ces prédicateurs d’espoir dont le monde a connu plusieurs exemples et dont il ne garde même pas le souvenir.
Ces trois conceptions ont chacune leur part de légitimité et peuvent être défendues par de solides arguments. A la réflexion, c’est la deuxième qui paraît la meilleure, car elle résiste mieux que les autres aux objections, en même temps qu’elle est plus conforme aux formulations bibliques.
Certes, sans la résurrection de Jésus, il n’y aurait ni évangiles ni Église ; Pâques est l’événement par lequel la carrière du prophète, qui s’était terminée par un échec, fut transformée en chemin d’espérance. Pour le croyant, la Résurrection est plus qu’un tournant, elle est le pivot sur lequel repose l’histoire du monde. Il est cependant difficile d’en faire un commencement absolu. Le Ressuscité est le même homme que celui qui sillonna deux ou trois ans les routes de Galilée, étonnant ses auditeurs par l’originalité de son enseignement et soutenant sa prédication par de nombreux miracles. Et les premières personnes qui ont proclamé Jésus vivant pour toujours sons celles qui, avant sa mort, l’avaient accompagné dans ses déplacements ; quand il s’est montré après Pâques, elles l’ont reconnu, se rappelant tout ce qui s’était passé dans leurs années de vie commune. Bref, le temps pendant lequel Jésus a vécu sa mission de prédicateur fait déjàpartie de l’histoire des évangiles.
Jean l’Évangéliste conclut son récit des noces de Cana de la façon suivante : « Tel fut àCana de Galilée, le commencement des signes de Jésus » (Jn 2, 11)
Peut-on en dire autant de sa vie cachée àNazareth et situer la naissance lointaine des évangiles àNoël ou àl’Annonciation ? Au sens large, peut-être. Mais les faits qui entourèrent la naissance de Jésus furent discrets ; un silence quasi complet occupe les trente années de la vie àNazareth ; et l’enfance de Jésus n’a d’importance qu’en fonction de ce qui se passa plus tard. Les évangélistes Marc et Jean n’en rapportent rien, ce qui montre bien qu, pour eux, ces épisodes ne font pas partie de l’Évangile proprement dit.
En fait, les premiers événements que les quatre évangélistes ont en commun sont la prédication de Jean Baptiste au Jourdain, la venue de Jésus auprès du Baptiste et le début de la prédication de Jésus lui-même, accompagnée des premiers miracles. C’est làqu’il faut situer l’acte de naissance des évangiles et, curieusement, plusieurs écrits du Nouveau Testament s’accordent pour appeler cette période le «commencement ».
Dans les Actes des Apôtres, Pierre, prenant la parole pour présenter Jésus au centurion Corneille et àsa famille, s’exprime ainsi : « Vous le savez. L’événement a gagné la Judée entière ; il a commencé par la Galilée, après le baptême  que proclamait Jean » (Ac 10,37). Jean l’Évangéliste conclut son récit des noces de Cana de la façon suivante : « Tel fut àCana de Galilée, le commencement des signes de Jésus » (Jn 2, 11) Et saint Marc ouvre son livre par une suite de trois tableaux qui constitue le « commencement de l’Evangile de Jésus Christ Fils de Dieu » : la prédication de Jean Baptiste, le baptême et la tentation de Jésus, les premières paroles proclaÂÂmées par Jésus en Galilée (Mc 1, 1-15).
Le texte biblique lui-même est le guide le plus sûr pour indiquer quand commence l’histoire des évangiles proprement dite. On peut, bien entendu, remonter beaucoup plus haut dans leur préhistoire : les annonces prophétiques du Messie ou  les évangiles se formèrent se constitua autour de l’année 28 de notre ère, au moment où un homme de Nazareth prit ses distances par rapport àsa famille et àson village pour rejoindre un prédicateur des bords du Jourdain et commencer àson tour une tournée de prédication.
Le commencement
« Jésus, en commençant, était âgé d’environ trente ans », écrit l’évangile selon saint Luc (3,23). Il se fit d’abord remarquer dans le groupe d’hommes et de femmes qui entourait Jean Bap tiste dont il était, selon une tradition rapportée également dans l’évangile de Luc, cousin par sa mère : Élisabeth et Marie étaient parentes (Le 1,36).
Jean est le représentant le plus célèbre d’un courant qui eut une certaine importance  au l » siècle de notre ère : les mouvements baptistes. Les contours n’en sont pas très faciles àcerner ; les courants populaires ne laissent en général pas de traces écrites, et l’histoire moderne n’a que peu de documents précis concernant les baptistes ; il s’agissait d’ailleurs de groupes beaucoup moins structurés que les trois grands courants juifs religieux de l’époque, les pharisiens, les saddu céens et les esséniens.
Parmi les témoignages sur les baptistes, il en est un qui mérite pourtant d’être cité, celui de l’historien juif Flavius Josèphe (né àJérusalem
Mes grands progrès dans les études me valaient une réputation de mémoire et d’intelligence supérieures. N’étant encore qu’au sortir de l’en fance, vers ma quatorzième année, tout le monde me fèlicitait pour mon amour de l’étude, car continuellement les grands prêtres et les notables de la cité venaient me voir pour apprendre de moi tel ou tel point particulier de nos lois. Vers l’âge de seize ans, je voulus faire l’expérience des diverses sectes de notre nation .Il y en a trois : la première, celle des pharisiens, la seconde, celle des sadducéens, la troisième, celle des esséniens ; j’en ai déjàparlé plusieurs fois. Dans ma pensée, apprendre aussi àles connaître toutes àfond me permettrait de choisir la meilleure.
Au prix d’une austère application et d’un labeur considérable, je passai par toutes les trois. Je ne m’en tins même pas à cette expérience, mais ayant entendu parler d’un certain Bannous qui,vivant au désert, se contentait pour vêtement de ce que lui fournissaient les arbres, et pour nourriture de ce que la terre produit spontané ment, et usait de fréquentes ablutions d’eau froide de jour et de nuit, par souci de pureté, je me fis son émule.
JOSÈPHE, Autobiographie, II, 9-11 Traduction A. Pelletier
Chronologiquement, Bannous est postérieur de quelques années àJean Baptiste, mais bien des éléments favorisent le rapprochement entre les deux hommes : le désert, l’austérité de la nourriÂÂture et du vêtement, les ablutions. Celui dont Flavius Josèphe fut pour un temps l’émule s’inscriÂÂvait dans le même courant spirituel que Jean et
ne peut donc s’attendre àtrouver chez l’historien juif un témoignage aussi personnel sur Jean que celui qu’il donne sur Bannous. Il le nomme pourtant dans ses Antiquités juives, et les quelques lignes qu’il lui consacre permettent de se rendre compte de ce qu’on disait chez les juifs de la personne et de la doctrine de Jean :
Hérode l’avait fait tuer, quoique ce füt un homme de bien et qu’il excitât les juifs àpratiquer la vertu, àêtre justes les uns envers les autres et pieux envers Dieu pour aller ensemble au baptême ; car c’est àcette condition que Dieu considérait le baptême comme agréable, s’il servait non pour se faire pardonner certaines fautes, mais pour purifier le corps, après qu’on eut préalablement purifié l’âme par la justice. Des gens s’étaient rassemblés autour de lui, car ils étaient très exaltés en l’entendant  parler.
JOSÈPHE, Antiquités juives XVIII, 116-119. Traduction Th. Reinach
En dehors de cette description assez neutre, les seuls renseignements anciens que nous possédons sur Jean Baptiste nous viennent du Nouveau Testament. L’homme est présenté en fonction des rapports qu’il eut avec Jésus ; àmesure que les traditions chrétiennes se formaient, Jean n’intéres sait plus pour lui-même, mais en tant que pivot entre l’ancienne et la nouvelle alliance, le prédica teur du désert prenant peu àpeu la stature unique du Précurseur. C’est àce titre qu il occupe une grande place dans les quatre évangiles et dans les Actes des Apôtres.
Il est cependant possible de cerner les principaux aspects de la personnalité et du message de Jean Baptiste :
- Jean vivait dans l’attente prochaine du Juge ment dernier et parlait en conséquence. Cette conviction était assez courante dans le monde juif du l » siècle, période riche en bouleversements politiques dans le monde méditerranéen oriental qui semblaient préparer le grand bouleversement final. Pour décrire ces événements redoutés par les uns et désirés par les autres, il utilisait les images habituelles de l’époque, empruntées àdes Å“uvres contemporaines qu’on appelle « écrits apocalyptiques » : le vent de l’Esprit qui balaie fétus et feuilles mortes, mais qui laisse en place tout ce qui est lourd ou bien planté ; le feu qui brûle les matières inconsistantes mais purifie les métaux précieux. Sans doute, ces forces cosmiques seraient-elles aux mains d’un envoyé de Dieu chargé d’exécuter les décisions suprêmes et dont Jean disait : il est « plus fort que moi » (Mc   1,7).
- L’attente du jugement proche allait de pair avec la conviction que les institutions juives de l’époque ne remplissaient pas leur mission : des prêtres sadducéens installés dans leur pouvoir sacerdotal et préservant leurs privilèges par des alliances suspectes avec les Romains ; des phari siens perdus dans une casuistique compliquée, inaccessible aux petites gens ;des esséniens assoif fés de pureté mais la pratiquant dans un esprit de caste fermée sur elle-même. Si Jean a eu des contacts avec le monastère essénien de Qumran, situé près de la mer Morte, il s’en distingue pourtant par un accueil ouvert àtous. Comme les autres prédicateur baptistes, Jean est un contestataire : il fuit Jérusalem, ses corruptions et ses compromissions ; il exalte le désert, lieu tradition nel de purification et de cÅ“ur àcÅ“ur avec Dieu.
- Un rite dérivé des ablutions juives était proposé àceux qui acceptaient ces perspectives : une immersion dans l’eau courante qu’on appela « baptême de conversion en vue du pardon des péchés » (Mc 1,4). Il exprimait le repentir de celui ou celle qui le recevait tout en le protégeant contre les effets néfastes du jugement imminent. D’une certaine façon, il faisait entrer dans la communauté des sauvés. Sans que ce soit une certitude, on peut penser que le rite baptismal avait remplacé, pour les baptistes et leurs disciples, les sacrifices offerts au Temple de Jérusalem en réparation des péchés. Dans un contexte de mise en cause du sacerdoce en place et de ses pratiques, c’est assez probable.
Les évangiles gardent le souvenir d’un séjour de Jésus auprès du Baptiste. Un temps, Jésus fut disciple de Jean ; c’est de ses mains qu’il reçut le baptême.
Vint un moment où il prit pourtant à son tour la tête d’un petit groupe baptiste indépendant. Avec quelques disciples, dont la plupart étaient, comme lui, anciens disciples de Jean, il commença une tournée de prédication soutenue par la prati que du rite baptismal. L’évangile selon saint Jean, celui qui donne le plus de détails sur cette période du commencement, est ici notre principale source. A la suite de l’entretien de Jésus avec Nicodème, il écrit : « Après cela, Jésus se rendit avec  ses disciples dans le pays de Judée ; il y séjourna avec eux et il baptisait » (Jn, 3,22).
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