« Selon sa vocation propre… »
par le Père René Boureau
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« Des règlements sur quoi ? Pour qui ? Si, au lieu de faire des règlements, on eût cherché l’objet, la chose, l’idée, on l’eût peut être trouvée. Aujourd’hui, selon moi, il serait beaucoup plus important d’assurer l’être de l’Oratoire que d’en faire les Constitutions ».
C’est du moins ce qu’écrivait Gratry dans une lettre de mai 1860, àpropos de la renaissance de l’Oratoire au milieu du siècle dernier. Pessimiste ou non -aux historiens d’en décider -cette lettre touche au problème de toute société en mutation : quelle est sa spécificité ? Quelle est sa vocation propre ?
D’une certaine manière, la tradition oratorienne semblait dispenser les Oratoriens de toute indécision àce sujet. La réponse n’est-elle pas inscrite ·dans la charte de leur fondation et dans leur histoire ? Le Sacerdoce est le but de l’Oratoire, le principe de sa vie spirituelle et le ressort de son action. « L’Oratoire est une congrégation de prêtres assemblés et retirés ensemble pour se disposer àla perfection de l’état de prêtrise et pour en exercer les fonctions » (Bérulle). En d’autres temps, l’affirmation eût été suffisante. Qui disait sacerdoce savait de quoi il parlait, et l’on savait ce qu’il voulait dire. Et plus que d’autres, espérons-le, un fils de Bérulle qui fit tant pour rayonner une certaine idée du sacerdoce. Nul n’ignore qu’aujourd’hui la question est moins que claire.
Fallait-il malgré tout en rester là? Certains le pensaient : « Faisons un corps vivant. Il se déterminera par sa vie même. L’être ne se définit pas a priori. L’existence précède l’essence… ». Cette souplesse inventive était souhaitable, mais ne pouvait constituer le seul principe de l’originalité oratorienne. Il fallait ne pas confondre prospective et axiologie. D’ailleurs, exister sans se vouloir explicitement eût comporté le risque, précisément, de s’enferrer en des formes contingentes, fruits du vent qui passe.
Il fallait donc polariser le champ oratorien suivant des lignes de force authentiques. Non pour appauvrir en délimitant, ni pour figer en définissant, mais pour dynamiser en vectorisant.
Une première interprétation tendait àmettre l’accent sur la vie spirituelle. L’Oratoire ? Une école et un lieu de sanctification sacerdotale, elle-même ·source d’un meilleur ministère. Poursuivre la qualité du sacerdoce par la qualité de la vie spirituelle. On évoquait d’abord àl’appui de cette accentuation le rôle historique de l’Oratoire, point de jaillissement, et de rayonnement, d’un courant de sanctification sacerdotale. Les figures de proue oratoriennes furent des « spirituels », après lesquels, dira Rops, il n’y eut plus que des théologiens.
On évoquait également l’insistance des premières générations sur la sainteté sacerdotale : saint parce que prêtre, saint en tant que prêtre. Suivant l’intention bérullienne de joindre aux fonctions sacerdotales la sainteté « accaparée » par les moines, les oratoriens devaient être des religieux séculiers. C’était dire qu’ils avaient àpuiser dans leur sacerdoce même, sans le secours des vÅ“ux et des structures monacales, l’inspiration des conseils évangéliques et les chemins de la perfection. Ainsi serait assurée l’unité entre la personne consacrée et la fonction consécratoire :
« Il ne nous est pas demandé une moindre perfection qu’aux Religieux. Tous les prêtres y sont obligés, mais nous en faisons profession expresse et particulière. La piété est l’âme de notre Congrégation, l’esprit et la vie de notre vocation, notre élément, notre aliment, et notre seule singularité. »
Enfin l’on soulignait l’opportunité actuelle d’une telle insistance. L’urgence est grande d’un Christianisme spirituel qui ne fût pas seulement cultuel ou moralisant. Il ne faudrait pas que le souci de jeter des ponts vers le monde entraine ànégliger ce qu’on doit y faire passer.
Sans rien renier de cet accent « religieux », d’aucuns tendaient àle relativiser au profit de la mission évangélisatrice. Après tout, disaient ils, l’accentuation spirituelle de l’Oratoire ancien est partiellement une illusion de perspective. L’histoire subséquente, en effet, a surtout retenu les textes manifestant une telle orientation. Et ces textes sont loin de refléter toute la vie de l’Oratoire initial, avec son intense activité missionnaire àtravers une grande partie des diocèses de France.
Et quand bien même  cet accent eût été réellement prédominant, il était réponse àla désacralisation du clergé au début du XVIIe siècle. Ce fut en quelque sorte le « comment » d’une époque. Mais derrière ce comment, et sa contingence historique, cherchons le « pourquoi » de toujours, seul fondamentalement oratorien. Celui-ci n’est-il pas le service du sacerdoce, de son authenticité, hic et nunc, dans la double fidélité àl’Evangile et àla vie ? Cela oblige àdes réponses sans cesse revues. Or, de nos jours, le sacerdoce a moins besoin, peut-être, qu’au XVIIe siècle d’une relance spirituelle. Il manquerait plutôt de « troupes ». Dans une Eglise dont la priorité des priorités est  la « mission», celle-ci doit être Je souci majeur de l’Oratoire dont la souple liberté est facteur d’adaptation et condition d’expérimentation.
D’ailleurs, finalement, le souci pastoral et missionnaire constitue le meilleur excitant de la vie spirituelle, et son meilleur contenu. Le sacerdoce n’est-il pas essentiellement une fonction ? La vie spirituelle est sa condition, non son but.
Les arguments, de part et d’autre, n’étaient pas indiscutables. En fait, il s’agissait d’accents privilégiés, et non pas d’un choix qui eût été exclusif de l’un ou de l’autre.
En 1684, après 73 ans de vie oratorienne et quelque 18 Assemblées générales, les Statuts demeuraient très ouverts, incluant les deux accents : tendre àla perfection de la grâce chrétienne et àcelle du sacerdoce en liaison étroite avec Jésus-Christ, et s’exercer àtoutes les fonctions de l’ordre sacerdotal au service des évêques et des prêtres.
Ainsi, il ne s’agissait pas de choisir mais d’unir. Le travail de l’Assemblée n’était pas de ventiler mais d’inventorier la richesse d’un contenu toujours d’actualité.
L’approche du problème eût pu se faire àtravers une démarche théologique. L’Ecole française, àla suite de Bérulle, avait rayonné une certaine idée du sacerdoce qui a imprégné les siècles suivants. Mais cette idée n’avait, depuis, donné lieu qu’àdes variations relevant de la spiritualité plutôt que de la théologie. Et, de nos jours, le vent lui serait plutôt défavorable. L’évolution socio-culturelle, et donc théologique, spécialement sur le terrain de l’ecclésiologie, inviterait àsituer le sacerdoce en référence àde nouvelles coordonnées. Dans un monde qui s’interroge ainsi sur le sacerdoce, et qui cherche àdéfinir non seulement sa présence et son action mais jusqu’à son essence même, une  recherche théologique pouvait donc paraître indispensable. Tant de problèmes, théoriques et pratiques, sont chaque jour posés par les urgences pastorales et ne pourront trouver de solution sans dépasser l’empirisme des pousseurs de wagonnets ! Situer dans cette évolution le sacerdoce bérullien, apporter aux recherches contemporaines une contribution oratorienne et gagner pour soi-même une plus claire vision du sacerdoce, tout cela eût justifié quelques recherches proprement théologiques.
A vrai dire, pour qui sort des luttes pastorales, il est difficile de déposer  au vestiaire sa tenue de combattant, de revêtir le manteau blanc des idées générales et de contempler ce qui est, ou devrait être, au ciel bleu de l’éternité. « La culture est moins théorisation qu’action concrète. C’est au geste àfulgurer la somme des significations portées par le vécu. » En un français moins « hexagonal », disons qu’ue Assemblée n’est pas un laboratoire spéculatif. Elle tend àse défier des mots qui ne seraient pas immédiatement pratiques. Ce en quoi elle n’a pas tort, mais peut-être seulement jusqu’à un certain point.
De toute manière, bien génial, ou inconscient, celui qui prétendrait sortir « la » solution. L’époque exige une attente, un accueil, une patience, une recherche. Mieux valait, en ce carrefour incertain, poser le principe d’une permanente recherche d’authenticité sacerdotale, qui laisse la route ouverte et en conditionne l’exploration. Plus démuni au départ que l’instinct déterminé, l’esprit en dépasse bientôt les trop parfaites rigidités.
L’approche du problème ne fut donc pas essentiellement théologique. Elle releva plutôt d’un regard porté sur soi-même, àtravers les constances de la tradition oratorienne et la spontanéité quotidienne de l’action, pour y saisir sur le vif le type spécifique du sacerdoce oratorien. Ce fut moins une étude logiquement conduite que l’émergence d’une intuition où chacun s’est reconnu sans tellement se chercher. Cette intuition ne visait pas une définition abstraite du prêtre : l’oratorien est prêtre, et rien de ce qui peut être ou sera dit du prêtre ne lui est a priori étranger. Elle portait sur une manière d’être prêtre, sur certaines attitudes, certains comportements, qui ont toutes chances d’être les conditions permanentes d’un sacerdoce authentiquement vécu.
Laissons pour le moment la dimension communautaire que d’autres envisageront dans d’autres articles. Et retenons deux traits qui, soit au cours des recherches préalables, soit durant l’Assemblée, sont apparus comme essentiels àla vocation oratorienne : une manière d’être homme et une manière d’être prêtre. Etrange problématique, dira-t-on, pour des épigones bérulliens qui semblent par-làtirer un trait fort-sécularisé sur l’exemplarisme trinitaire de leur ancêtre. L’ordre d’exposition est certes différent du sien. Reste àsavoir si les expériences fondamentales ne sont pas de même nature. Ne le seraient elles pas que, la continuité de la sève étant assurée, il est normal que dans une plante les racines et les fruits n’aient pas la même figure.
Il convient de n’en pas durcir le tableau, ni de le figer en impératif, ce qui déjàne serait pas oratorien – encore moins de s’en attribuer le monopole : seuls les adolescents pensent qu’être soi-même c’est être ce que personne n’est. L’inventaire qui suit ne prétend pas décrire l’oratorien de partout et de toujours, mais dessiner une orientation avec laquelle les Oratoriens, sans attendre Mai 1968 – ni même 1848 – se sont sentis, au moins idéalement, en harmonie préétablie.
Au départ, il faudrait poser un certain sens de l’homme, tel que l’exprime, par exemple, Laberthonnière dans sa « théorie de l’éducation ». Optimiste sur la nature humaine et sur la vie en dépit de quelques vieilles passades jansénistes (l’amitié a ses devoirs…), l’Oratorien veut jouer le jeu de la personne, pour lui-même et pour ses ouailles. Il aime l’autonomie dans le jugement et dans les attitudes, Il veut assumer les motivations de ses conduites et même de ses obéissances qu’il préfère consentir àbon escient. Il penche vers les initiatives personnelles plutôt que vers les entreprises trop concertées. Il est réticent devant la foule : « Si les oratoriens étaient deux ou trois mille, je n’y serais pas entré ». Il a le goût d’une certaine distinction de mÅ“urs et de langage, qui est manière aussi de respecter l’homme, de l’accueillir, d’entrer en dialogue avec lui.
S’ensuit un certain sens de la liberté. L’Oratorien aime la liberté intellectuelle qui répugne aux systématisations et juge relatives les catégories culturelles et les conformismes d’époque, même quand ils sont anticonformistes. Ce qui, au moins théoriquement, favorise les remises en cause et a pu faire tendre certains vers des situations-frontières. Il se sent libre également àl’égard des structures, faisant fonds sur l’esprit plus que sur la lettre et aimant le naturel. Peut-être faut-il retrouver là, entre autres, l’atavisme philippin, fait d’une liberté inventive, un peu anarchique, et qui ne se prend pas trop au  sérieux.
Va de pair avec cette liberté, car elle en est la condition et parfois la conséquence, un certain sens de la culture, profane et sacrée. Certes, on rencontre àl’Oratoire des figures de proue, mais plus encore un certain niveau général, par goût sans doute, mais aussi pour mieux rejoindre le monde des hommes et pour répondre aux besoins de l’Eglise. Cette culture engendre le sens de la complexité des problèmes, du recul nécessaire àl’égard de l’immédiat, d’une liberté àl’égard des formulations et le goût d’inscrire la vérité évangélique dans la vérité de l’homme.
Sur le plan spirituel, ces mêmes traits se retrouvent. La vie religieuse est personnelle plutôt qu’intégrée dans un corps et moulée dans un cadre. L’impression en ressort parfois que l’oratorien manque de « piété », et sa pudeur spirituelle frôle parfois le défaut de simplicité. Cette « religion humaniste » constituerait l’une des constances oratoriennes : Philippe Néri et la Renaissance italienne, Bérulle et l’humanisme de son temps, Gratry, Newman. Dans la perpétuelle tension entre la transcendance de Dieu et la tentation des humanismes païens, ne faut-il pas des lieux de relations ?
La peinture est flatteuse. On y sent, àfleur de gorge, le gargarisme de la satisfaction. A vrai dire, nul oratorien n’oserait formuler ainsi sa carte de visite, sachant trop combien ces traits portent en eux le germe de leur dégradation et de leurs contrefaçons : qu’est-ce que la liberté, si elle n’est pas responsabilité assumée ? Ou l’humanisme, s’il n’est pas « dévot » ? Mais il faut bien une équation pour dessiner une courbe.
Cette manière d’être homme entraîne (ou est entraînée par)…
Celle-ci consiste d’abord dans une attention particulière àl’aspect de médiation que contient le ministère sacerdotal. Le mot fait parfois tinter certaines oreilles plus sensibles aux assonances qu’aux réalités. Il ne s’agit pas de s’empêtrer dans la cascade de médiateurs qui situait le prêtre entre ciel et terre, maillon supplémentaire entre le Christ et les fidèles. La question n’est pas ici de construire ou de discuter un échafaudage conceptuel, mais de caractériser une fonction. Or, en fait, pratiquement, en collège, en paroisse, en faculté, en usine, en liturgie d’assemblée ou de petits groupes, le prêtre, si adultes que soient les laïcs et tout serviteur qu’il soit lui-même, fait un office de médiation. L’erreur serait de penser qu’il le remplit àla manière du « iéreus » antique, médiateur  du sacré, présentateur de sacrifices et d’offrandes en tout genre àl’assaut des faveurs divines. Il n’y a plus de place pour un tel personnage, le Christ étant le seul Médiateur entre les hommes et Dieu. Mais cette médiation fondamentale du Christ échapperait d’une manière outrageusement surnaturelle aux exigences de la condition humaine si elle n’avait pas besoin d’être humainement, et donc historiquement, actualisée.
Elle l’est de la manière habituelle dont tout homme est rejoint, c’est-à-dite àtravers la rencontre d’autrui dans les relations sociales et leurs structures d’organisation. Le ministère du Sacerdoce est cette structure propre chargée de signifier officiellement, et donc authentiquement, l’existence historique du « peuple de Dieu », tel que Jésus le constitue en exerçant jour après jour le Sacerdoce unique et souverain dont il est revêtu. Or les points d’articulation deviennent le cas échéant des points de rupture, ou tout au moins des points de friction. Par le prêtre, avec lui, en lui d’ailleurs aussi, et parfois contre lui, les hommes et Dieu en Jésus-Christ se cherchent, s’évitent, se manquent, se trouvent. De la qualité de sa médiation dépend ainsi l’actualisation historique du Sacerdoce de Jésus-Christ. Conscient de ce fait, « l’Oratoire manifeste sa fidélité particulière àl’exigence sacerdotale par l’importance primordiale qu’il reconnaît àla qualité, spirituelle et humaine, de la médiation du prêtre » (Constitutions nouvelles, art. 3).
Au service de la communauté chrétienne en tant que telle, le prêtre doit donc y actualiser l’action sacerdotale du Christ. Actualiser Autrement dit, rendre quelque chose actuel, contemporain, en faire Une réalité d’aujourd’hui, authentiquement présente ici et maintenant. Ainsi, par exemple, fait la théologie s’essayant àexprimer l’Absolu chrétien qui est « theos » àtravers la relativité historique  d’un « logos ». Toute la médiation du prêtre constitue à sa manière une « théo-logie ». Redoutable et mouvante dialectique où les deux termes -ici, d’une part le Mystère chrétien, d’autre part les cultures et les conditions sociales – doivent sans cesse être ressaisis pour être assumés plus authentiquement. Dès que l’un ou l’autre des termes est négligé, la parole devient insignifiante, et l’action irréaliste ou purement séculière. L’histoire de l’Eglise ne manquerait pas d’exemples illustrant ces divers cas. Chaque fois, la médiation du prêtre s’en est trouvée d’autant -compromise.
Sa qualité suppose donc d’abord que .soit « explorée dans · sa pureté et dans sa plénitude la richesse du Mystère chrétien » (ibidem).
Cette exploration est une Å“uvre de la vie personnelle. Et l’on retrouve ici toute l’insistance de Bérulle sur les exigences de la vie spirituelle. Elle est aussi celle de la pensée, par laquelle ce Mystère, autant qu’il peut l’être, devient intelligible et transmissible. Elle est celle de l’action, puisque le Royaume est de faire la volonté du Père.
Mais cette vie, cette pensée, cette action ne sont pas définissables hors de l’espace et du temps. Elles ne sont pas des leçons qu’il faille apprendre par cÅ“ur et qu’on puisse réciter de même. On n’a que trop souvent posé pour des vérités éternelles ce qui était le fruit d’une époque ou la particularité régionale du folklore occidental gréco-latin. L’exploration du Mystère chrétien est donc inséparable de « l’attention àl’évolution des cultures et des conditions sociales » (ibidem). Ce fut toujours vrai. Pour avoir été sensible àl’univers hellénisé, l’Eglise primitive s’est fait entendre. Pour ne l’avoir pas été àl’univers oriental, l’Eglise des missions n’a pas été écoutée de lui. Pour s’être figée dans le bastion d’un classicisme en voie d’être dépassé, l’Eglise moderne a pris le retard que l’on sait. Certes il fut, au cours de l’histoire, des écoutes où le sel de la foi s’est affadi. C’est précisément pour cela qu’une médiation de qualité exige la double fidélité qui vient d’être évoquée.
Valable en tout temps, ce double souci l’est d’autant plus aujourd’hui que tout se pose en termes d’évolution. Non qu’il s’agisse d’adapter l’emballage au goût de la clientèle pour mieux vendre le produit. Il ne s’agit pas de démagogie commerciale, il s’agit de la foi elle-même. Si elle est une relation vivante, une pensée réelle, une action réaliste, elle ne saurait être un musée de concepts intemporels, épinglés une fois pour toutes, ni le geste immuable d’une liturgie qui réduirait la vie àdes symboles. A ce propos, ne dit-on pas qu’il y a plus d’automobilistes dans les églises que de chrétiens dans les auto- mobiles ? La foi est perpétuellement àressaisir avec la vie, la pensée, l’action, d’aujourd’hui et d’ici. La médiation du prêtre, médiateur de la foi, est soumise àla même exigence. Crise de la culture, la crise actuelle de la foi (et de la vie de foi) entraîne la crise du sacerdoce : celle-ci ne sera surmontée que si la première l’est elle-même.
Cette crise, en effet, que subit actuellement l’exercice du ministère sacerdotal, est trop souvent perçue seulement au niveau des « lieux » et des « agents » de ce ministère, car ce sont les réalités immédiates sur lesquelles il bute. Et l’on s’interroge alors, par exemple, sur l’existence d’un milieu proprement clérical, et sur des institutions qui, tout en évoluant profondément, demeurent le fruit d’une histoire et de ses conjonctures relatives. Mais derrière ce décalage institutionnel apparaît un déphasage plus profond, d’ordre culturel. La foi, certes, transcende les contingences culturelles mais Ce sont elles qui lui donnent corps et la rendent opératoire. Or le monde actuel échappe àla synthèse classique dans laquelle jusqu’alors la foi s’était incarnée : d’où, au moins vu du dehors, son apparence d’irréalité, sa difficulté àinspirer un projet d’existence caractérisé. L’expression de la foi, au plan de la pensée comme àcelui de l’action, aurait besoin d’opérer un véritable saut culturel.
Dans ces conditions plus que jamais, la médiation du prêtre exige, pour être de qualité, une «exploration attentive du Mystère Chrétien », et en même temps une égale attention à« sa puissance de renouvellement au contact des cultures et des conditions sociales » (ibidem).
« En conséquence, tout prêtre de l’Oratoire considère comme premières les tâches de réflexion, d’étude et d’oraison, sans lesquelles aucune médiation authentique ne saurait être préparée ni porter ses fruits » (ibidem).
Après la définition de l’objectif, c’est l’indication d’un moyen particulièrement opportun. Les plus fidèles àla réalité ne sont pas cerne qui s’y collent et marchent àvue de nez, l’eussent-ils long. Faire corps, oui, tel le Verbe prenant chair, mais garder cette distance, ce recul, qui permettent de situer, de hiérarchiser, donc de relativiser pour n’absolutiser que l’Absolu. Tant de bateaux passent qu’emporte le courant ! L’oraison, cette prise de distance vers l’Eternel, et l’étude, ce recul pris sur la montagne, d’où naissent les projections cartographiques génératrices d’itinéraires d’abord reconnus, constituent alors les impératifs de l’oratorien soucieux de vivre le sacerdoce « suivant la vocation propre » de la Congrégation. Certes le risque existe des bascules vers l’autre versant : comme il est des humanismes réducteurs de-toute transcendance, il est des reculs qui engendrent un scepticisme dilettante. Risque pour risque, autant prendre les plus féconds. Mieux vaut l’aventure de la clarté que l’impasse des yeux fermés.
Mais, dira-t-on, ce n’est làqu’un décalque de Vatican II, spécialement de Gaudium et Spes. Et après ? Il n’est pas défendu d’être fidèle au Concile. Ce serait même recommandé. D’autant plus que l’Oratoire s’y sent àl’aise. Il y a quarante ans, le P. Sanson, se faisant le porte-parole du P. Laberthonnière, ne tentait-il pas, plus ou moins opportunément, d’ouvrir vers Dieu les chemins de l’inquiétude humaine ? Au siècle dernier, Gratry se battait pour des ateliers où la foi se confronterait au monde qui naissait, alors. Il y a trois siècles, Malebranche, plus moderne en cela que Pascal, crut pouvoir  baptiser la démarche cartésienne, et Richard Simon, précurseur de l’exégèse actuelle, fut tout autant positif en ses travaux que mauvais coucheur dans ses relations, ce qui n’est pas peu dire. Et, autour de Bérulle, tous ces hommes de Sorbonne. Sans parler, bien sûr, de Philippe Néri et de ses matinées pop’ àl’intention des hippies de la Renaissance romaine.
Tout cela, dira-t-on enfin, est trop beau, trop rêvé, trop peu lesté par le réel médiocre des hommes et l’imbroglio des situations. En descendant du Thabor, les apôtres ne virent plus que Jésus seul. Certes, mais ils n’étaient plus tout àfait les mêmes. Where there is a will, there is a way.
Père René Boureau (+), prêtre de l’Oratoire
in L’Oratoire après Vatican II – Oratoriana N°16 – 1970
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