Le Train de la mémoire, par le Père Jean-Marie Martin

Je sollicite votre attention pendant quelques minutes au début de ce long voyage que nous entreprenons. Merci. Je me présente  : je suis le père Jean-Marie Martin, de l’Oratoire, je fais partie de l’équipe organisatrice et accompagnatrice du Train de la Mémoire.

Bien sûr, depuis cette époque, la ville d’OÅ›wiÄ™cim n’est plus isolée comme jadis puisqu’elle est devenue une grande agglomération qui compte 41  000 habitants. Située à 60 km au sud-ouest de Cracovie, c’est l’un des lieux de Pologne les plus visités, et l’on y vient du monde entier. En 2012, d’après les statistiques du Muséum, on a compté 1.430.000 visiteurs. Pour 2011 il y eut 1.500.000 visiteurs, dont près d’un demi-million de Polonais, 150 000 Britanniques, 100 000 Américains, 85 000 Italiens, 75 000 Allemands. Quelque 68 000 visiteurs sont venus d’Israël, 62 000 de France, 54 000 d’Espagne, 48 000 de République tchèque et 46.000 de Corée du Sud, sans compter bien sûr les visiteurs isolés non répertoriés.

Nous roulons donc vers une ville du sud de la Pologne, appelée OÅ›wiÄ™cim, où se trouve le site d’Auschwitz. Ce lieu a été choisi par les Nazis à cause du nÅ“ud ferroviaire important dont il bénéficiait, facilitant ainsi les arrivages incessants de trains amenant les déportés de multiples origines  d’Europe ; lieu choisi également à cause de son éloignement, dans la partie sud de la Pologne, ce qui permettait de dissimuler les crimes contre l’humanité que l’on y commettait en masse et quotidiennement.

Pendant les années noires, d’abord en 1941 mais principalement de 1942 à fin 1944, Auschwitz est devenu le plus grand centre d’extermination des Juifs d’Europe[1]. Je voudrais préciser, pour éviter les confusions, que le nombre de 6 millions que l’on avance habituellement recouvre toutes les victimes de la Shoah et non pas seulement celles d’Auschwitz. Pour Auschwitz, sur 1.300.000 déportés, on compte 1.100.000 personnes exterminées – si tant est qu’on puisse les dénombrer… Parmi elles, près d’un million de juifs, 21 000 Tziganes, 73  000 Polonais, 15 000 prisonniers de guerre soviétiques, 15 000 détenus d’autres nationalités et d’autres conditions visées par l’extermination hitlérienne, comme les résistants, les témoins de Jéhovah, les personnes homosexuelles, les francs-maçons, les personnes handicapées… Toutes les victimes de Hitler n’étaient donc pas juives, mais tous les Juifs étaient des victimes.

Prenons quelques minutes pour éclairer les raisons de cette haine.[2] Hitler perçoit la religion juive, identifiée à la race juive, comme un danger pour la race aryenne, et cela pour deux raisons  : Premièrement, le judaïsme a inventé – pense-t-il – et introduit, notamment par le christianisme, une étique du respect absolu de la vie, de l’égale dignité des hommes devant Dieu, de la fraternité humaine. Et surtout – toujours d’après Hitler – le Judaïsme a inventé la Conscience  ! Tout cela est donc incompatible avec l’idée d’une hiérarchie et d’une domination des races telle que le nazisme l’envisageait.

Deuxièmement, Hitler sait que le Judaïsme a introduit le monothéisme, un Dieu qui interdit à l’homme de se faire son égal, et qui combat toutes les idolâtries. L’idolâtrie de la race aryenne ne peut pas cohabiter avec lui. Hitler est convaincu que le peuple juif est son ennemi capital, et le désigne comme le mal absolu. Il faut donc l’éliminer de toute urgence et en toute priorité. Et Hitler de déclarer  : «  C’est ainsi que je crois aujourd’hui agir dans le sens voulu par le Créateur Tout-Puissant. En combattant les Juifs, je lutte pour l’œuvre du Seigneur.   »

memoire

Le Père Dujardin, ancien supérieur général de l’Oratoire, et grand théoricien du rapprochement judéo-chrétien, est l’initiateur du Train de la mémoire

Je voudrais vous remercier tous, vous qui êtes dans ce train, d’avoir bien voulu entreprendre ce voyage. C’est courageux, c’est estimable, mais vous comprendrez bien vite que c’est responsabilisant. Ce voyage en humanité nous permettra d’ajuster la Mémoire, de nourrir la Mémoire, de sauver la Mémoire, d’honorer la Mémoire, pour contribuer à bâtir positivement notre avenir, même si nous savons bien qu’en maints endroits l’homme a continué à perpétrer le mal et l’horreur… En constatant tous les crimes contre l’humanité survenus depuis la Shoah, nous pourrions affirmer que les leçons de l’histoire ne servent à rien. Est-ce une raison pour baisser les bras et nous réfugier dans l’aquoibonisme  ? Les hommes ont des oreilles et n’entendent pas, dit-on quelque part dans la Bible, ils ont des yeux et ne voient pas. Pour paraphraser cette affirmation, on pourrait continuer ainsi  : les hommes ont un cœur et ne sont pas à son écoute  !

À partir de l’œuvre indispensable et vitale de la Mémoire, si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes nous atteindrons la dimension du Cœur, en éclairant et affinant notre Conscience. Le Train de la Mémoire ne s’appelle pas le train-train de la mémoire, et nous ne prenons pas ce Train, nous le savons, pour faire du tourisme, nous n’allons pas non plus à Auschwitz pour engranger des connaissances, même si c’est nécessaire  : la connaissance la plus inattendue que nous ferons, c’est celle de nous-mêmes. Attendons-nous à faire connaissance avec nous-mêmes, à découvrir l’étranger que nous sommes pour nous-mêmes, et cela, à travers toutes les zones de notre humanité qui seront touchées et éclairées au cours de ce voyage, lequel va se révéler un voyage intérieur porteur d’une grande fécondité.
La Shoah est l’inversion totale et radicale du principe d’évolution, d’humanisation, de civilisation, de rédemption, de divinisation… inversion totale du projet de Dieu. Le créé se brise sur ce point Shoah, il se diffracte pour se perdre dans le néant. Au point Shoah, la Conscience est souillée, distordue, piétinée, engloutie, et puisqu’elle est liée à la perception divine, elle entraîne avec elle dans son déclin la Conscience d’une existence de Dieu, du Dieu qui semble laisser en silence exterminer son Peuple. Mais que dire alors du silence des hommes  ?Ce devoir de Mémoire incombe à tous les hommes de bonne volonté, et pas seulement au peuple Juif ou aux groupes humains qui furent touchés également par le processus nazi d’extermination. Il faut bien reconnaître avec courage et lucidité : le mal que l’humanité a été capable de produire en son sein par la Shoah concerne tout le genre humain.

Oui, je suis capable, nous sommes capables d’utiliser à l’envers la puissance de création qui est en nous, pour travailler à une anti-création, comme les nazis ont fait de la Shoah une anti-Torah, qui a proclamé ses commandements morbides : tu bafoueras l’existence de Dieu, tu tueras, tu voleras, tu violeras, tu extermineras… Toutes les valeurs de l’humanité ont alors été inversées.

Tout homme de bonne volonté est appelé à s’enrôler sous la bannière du Bien, pour combattre toute renaissance de l’hydre de la haine raciale dont, malheureusement, les têtes repoussent ici où là  ; invitation aussi à combattre la sève purulente que cette haine sème dans les cœurs. Auschwitz, ce lieu de mort, ce paroxysme de la barbarie, de la haine, cette vision d’horreur sur le cœur humain, Auschwitz, nous renvoie dans la vie, pour nous rendre les uns les autres plus vivants d’une vraie vie, d’une vie plus intense et plus affinée, plus vivants parce qu’ayant accepté de passer au creuset brûlant de la vérité sur nous-mêmes.

Allons écouter à Auschwitz ce que toutes ces voix qu’on a fait taire ont à nous dire aujourd’hui, nous pouvons leur rendre le droit à la parole, le droit de retrouver une identité, le droit de retrouver une place dans l’humanité. Ces êtres humains ne sont pas la partie d’un magma informe, ils sont chacun un être unique et irremplaçable, arraché à sa terre, à sa communauté, à sa famille, à ses biens, à son avenir, à ses projets, à ses réussites, à ses dons, à ses capacités qui sont les siennes à faire grandir l’humanité. Chacune de ses vies perdues n’a pas pu apporter au monde ce qu’elle aurait dû lui apporter, et le monde en sera à jamais frappé d’incomplétude. Nous resterons blessés de leurs blessures. Nos vies sont appauvries de l’absence de leurs vies. Le monde claudique à cause de leur disparition. La conscience de l’humanité s’est assombrie d’un coup.

Écoutons ce qu’ils ont à nous dire, pour rendre leur mort moins scandaleuse et inutile, écoutons-les nous enseigner ce que nous aurions dû faire pour que tout cela ne soit pas. Semons la vie à partir de leurs vies répandues en cendres. Écoutons leurs voix nous dire de vivre pleinement, de mettre à profit le temps qui passe, d’apprécier ce qui nous est donné, de ne pas passer à côté de la vie, de ne pas gâcher nos talents, de ne pas éteindre nos intuitions, d’aller au bout de nos projets, de faire fructifier nos compétences, de faire les bons choix qui grandissent et épanouissent !

Sachons faire de notre rencontre avec la Shoah une chance pour notre monde contemporain et pour l’avenir de notre humanité. Chacun selon ses dons et ses aspirations. Les cendres des victimes d’Auschwitz seraient-elles plus chaudes que nos cœurs ? Puissent les feux des bûchers se transformer en lumière éclairant nos cœurs. Les cendres qui sont montées vers le ciel par les cheminées des crématoires sont retombées sur notre terre. Puissent-elles l’ensemencer de vigilance et d’éveil, de tolérance et d’accueil, de justice et d’amour.

                                                                                        Jean-Marie Martin, prêtre de l’Oratoire de France

[1] La libération du camp eut lieu le 27 janvier 1945 par l’armée Russe.

[2] Je cite ici le père Jean Dujardin, oratorien, historien, secrétaire émérite du Comité épiscopal pour les relations avec le Judaïsme, et fondateur du Train de la Mémoire.