Qui est John Henry Newman ? Il s’agit de l’un des grands penseurs chrétiens des temps modernes, qui domine la pensée catholique du XIXe siècle et en qui beaucoup ont vu un précurseur du concile Vatican II.
C’est aussi un homme d’action : chef de file d’un vaste mouvement de renouveau de l’Église anglicane, fondateur de l’Université Catholique d’Irlande àDublin, fondateur de l’Oratoire de saint Philippe Neri en Angleterre, et l’auteur d’autres initiatives encore.
Pendant presque toute sa vie adulte il a été « pasteur » : curé de paroisse, responsable de communauté et guide spirituel pour des milliers de personnes.
Enfin, c’est aussi un homme de prière dont la vie spirituelle a été riche et profonde. Dans ses sermons et ses lettres il nous a laissé un enseignement spirituel abondant qui, fondé sur une psychologie pénétrante, réaliste et souvent décapante, fait de lui l’un des grands maîtres spirituels des temps modernes.
           La vie de Newman s’étend sur presque tout le XIXe siècle. Il est né en 1801, il meurt en 1890, àl’âge de 89 ans. Cette vie est riche en événements.
- Il a vécu successivement dans deux Églises : l’Église d’Angleterre (ou Église anglicane) de 1801 à1845, et l’Église catholique romaine de 1845 jusqu’àsa mort.
- Il a été pendant une quinzaine d’années le prédicateur le plus écouté et le plus lu de toute l’Angleterre.
- Il a été le chef de file d’un mouvement de renouveau de l’Église anglicane qui a changé àtout jamais l’un des visages de celle-ci : àsa mort en 1890, un ami anglican, Doyen de la Cathédrale St Paul àLondres, l’a décrit – avec peut-être un tout petit peu d’exagération, mais àpeine – comme « le créateur, pratiquement, de l’Église anglicane telle que nous la connaissons aujourd’hui »[1]. Il faut préciser cependant que seule une partie de l’Église anglicane s’est trouvée ainsi transformée ; il n’empêche qu’aujourd’hui beaucoup d’anglicans l’honorent comme un refondateur de leur propre Église et le vénèrent presque comme un saint !
- Enfin, comme catholique il a participé àtous les grands débats intellectuels de l’époque au sein de sa nouvelle Église.
           Newman est aussi un écrivain extrêmement prolifique. Il est considéré comme l’un des plus grands écrivains anglais du XIXe siècle, et comme l’un des grands écrivains satiriques de tous les temps. (Quel dommage que son ironie subtile échappe parfois àses traducteurs français !) Il a publié lui-même une quarantaine de livres. Une quinzaine d’autres volumes ont été publiés depuis sa mort, et il reste encore un nombre énorme d’inédits. Il est l’auteur aussi d’une vaste correspondance constituée de plus de 20 000 lettres, qui a été publiée dans une édition critique en 32 gros volumes.
La presque totalité de ses livres sont disponibles en anglais sur Internet, gratuitement, grâce àun institut de recherches américain, le National Institute for Newman Studies. Celui-ci vient de mettre en ligne également les 32 volumes de sa correspondance, et il est actuellement en train de numériser les vastes archives laissées par l’auteur : d’ici 2016, elles aussi seront numérisées et disponibles sur Internet !
À côté de l’ampleur de cette œuvre écrite, il faut évoquer aussi sa diversité. Les œuvres publiées du vivant de Newman se divisent en huit genres différents :
- Douze volumes de sermons, dix pour la période anglicane, deux seulement pour la période catholique (on reviendra sur les raisons de cette disproportion). Sur ces douze volumes de sermons, dix sont disponibles en traduction française et les deux autres sont en cours de traduction ou de publication grâce aux efforts de l’Association française des Amis de Newman.
- Plusieurs ouvrages théologiques, dont on n’a pas fini d’exploiter toute les richesses.
- Des œuvres historiques, consacrées principalement aux Pères de l’Église, dont Newman a été l’un des meilleurs connaisseurs de son époque.
- Une série de conférences consacrées àl’enseignement universitaire : L’Idée d’université, devenu un ouvrage de référence dans ce domaine.
- Une autobiographie : l’Apologia pro vita sua ou Histoire de mes opinions religieuses.
- De nombreuses prières et méditations.
- De nombreux poèmes.
- Et même deux romans. (Lorsque, de son vivant, certaines personnes le traitaient déjàde « saint », il protestait en disant que les saints n’écrivent pas de romans !)
On aurait grand tort cependant de voir sa vie d’un côté et ses œuvres de l’autre ; car chez lui, vie et œuvre sont inséparables. Cela ne veut pas dire que ses œuvres n’ont qu’un intérêt autobiographique, jetant une lumière sur la personnalité de l’homme, bien au contraire. Presque toutes sont pourtant, d’une manière ou d’une autre, ce qu’on appelle des « œuvres de circonstance », écrites pour répondre àun besoin, pour relever un défi ou pour défendre une cause.  Afin d’écrire, Newman éprouve un besoin presque vital de ressentir ce qu’il décrit comme un « appel » venant de l’extérieur. Il l’avoue lui-même juste avant d’entreprendre la rédaction de l’Apologia : « Quant àmes œuvres en prose, je n’en ai guère écrit une sans un stimulus extérieur »[2].
Voici quelques exemples de cela, en suivant plus ou moins un ordre chronologique. Ses œuvres ont été écrites
- pour remplir une mission pastorale : c’est le cas notamment de ses 12 volumes de sermons ;
- pour suppléer àl’absence d’une théologie anglicane solide et cohérente : c’est le cas de deux grands ouvrages théologiques de sa période anglicane, les Conférences sur la fonction prophétique de l’Église et les Conférences sur la doctrine de la justification;
- pour résoudre un problème apparemment créé par l’Église catholique : c’est le cas de l’Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, la dernière de ses œuvres anglicanes ;
- pour soutenir la création d’une université catholique àDublin : c’est le cas des conférences qui forment L’Idée d’université;
- pour répondre àune calomnie personnelle et collective : c’est le cas de l’Apologia pro vita sua;
- pour répondre aux accusations d’un ancien Premier ministre britannique selon qui le dogme de l’infaillibilité pontificale enlevait aux catholiques toute liberté personnelle : c’est le cas de son dernier livre, la Lettre au duc de Norfolk;
- enfin, même la moins « circonstancielle » en apparence de ses œuvres, la Grammaire de l’assentiment, est le fruit d’un long débat avec un ami agnostique s’échelonnant sur une période de plus de vingt ans.
On a souvent parlé de l’influence de Newman sur le Concile Vatican II ; le philosophe Jean Guitton l’a appelé « le penseur invisible de Vatican II » ; d’autres l’ont surnommé « le père de Vatican II » ; certains sont allés jusqu’àappeler celui-ci « le concile de Newman ». Peut-on parler réellement ici d’« influence » ? Le dernier chapitre reviendra sur cette question ; il suffit pour l’instant de dire qu’on peut tout au moins démontrer une concordance sur bien des sujets entre la pensée de Newman et celle des Pères conciliaires.
Parmi les théologiens présents au concile par qui l’influence de la pensée de Newman aurait pu se faire sentir figurent deux Français : les futurs cardinaux Henri de Lubac et Yves Congar. Un troisième mérite aussi d’être nommé : le jeune peritus (théologien expert) de l’archevêque de Cologne, un certain Joseph Ratzinger, celui-làmême qui, en tant que pape Benoît XVI, a béatifié Newman un demi-siècle plus tard.
En conclusion, il est intéressant de voir comment les papes des XXe et XXIe siècles perçoivent Newman.
Jean-Paul II, dans son encyclique Fides et ratio (« La Foi et la raison ») cite son nom en tête d’une liste de « penseurs […] récents » qui ont mené une « recherche courageuse » en explorant le « rapport fécond entre la philosophie et la parole de Dieu ». Il en tire cette leçon qui souligne les rapports entre théologie et vie spirituelle : « Une chose est certaine : l’attention accordée àl’itinéraire spirituel de ces maîtres ne pourra que favoriser le progrès dans la recherche de la vérité et dans la mise au service de l’homme des résultats obtenus » [3].
Cependant, ce sont surtout Paul VI et Benoît XVI qui se sont avérés de fins connaisseurs de sa pensée et de son œuvre.
Le premier, en 1964, en plein cÅ“ur du concile Vatican II, déclare dans un télégramme envoyé aux organisateurs d’un congrès newmanien au Luxembourg que « la lucidité de ses intuitions et de ses enseignements […] projette sur les problèmes de l’Église d’aujourd’hui une précieuse lumière ». Six ans plus tard, il qualifie Newman de « génial précurseur » qui « a parcouru d’avance plusieurs des itinéraires dans lesquels se trouvent profondément engagés nos contemporains » et dont la pensée est « en étroite consonance avec les meilleures requêtes de l’intelligence et de la sensibilité modernes » [4].
           Quant àBenoît XVI, parmi ses nombreux écrits où il évoque Newman se trouve une conférence de 1990 qui raconte sa découverte de la pensée de celui-ci pendant ses années de séminaire immédiatement après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Deux aspects de son enseignement – qui feront l’objet de trois chapitres de ce livre – l’ont marqué tout particulièrement : celui sur la conscience et celui sur le développement doctrinal. Il déclare que la « doctrine de Newman sur la conscience fut pour nous la base du personnalisme théologique qui nous attirait tous par son charme [et] notre image de l’homme et notre concept de l’Église furent signés par ce point de départ », et que sa conception du développement « nous a mis entre les mains la clé qui nous permit d’inclure la pensée historique dans la théologie, mieux, il nous apprit àpenser la théologie historiquement, nous donnant la possibilité de reconnaître l’identité de la foi àtravers ses changements ». Il voit dans ces deux enseignements de Newman une « contribution décisive au renouveau de la théologie »[5].
Dans l’homélie prononcée lors de sa béatification de Newman en 2010, Benoît XVI insiste sur la pertinence de sa pensée dans d’autres domaines aussi :
Ses intuitions sur le rapport entre foi et raison, sur la place vitale de la religion révélée dans la société civilisée, et sur la nécessité d’une approche de l’éducation qui soit ample en ses fondements et ouverte àde larges perspectives ne furent pas seulement d’une importance capitale pour l’Angleterre de l’époque victorienne, mais elles continuent àinspirer et àéclairer bien des personnes de par le monde. Je voudrais rendre un hommage particulier àsa conception de l’éducation, qui a eu une grande influence pour former l’éthos, force motrice qui soutient les écoles et les collèges catholiques d’aujourd’hui.
Le pape note aussi que Newman lance un « appel en faveur d’un laïcat intelligent et bien formé ». Enfin, il insiste sur le lien qui existe chez lui entre vie et pensée :
Je crois que le signe caractéristique d’un grand maître dans l’Église est qu’il enseigne non seulement par ses idées et ses paroles, mais aussi par sa vie, car en lui pensée et vie se compénètrent et se déterminent mutuellement. Si cela est vrai, Newman fait partie en vérité des grands maîtres de l’Église car il touche notre cœur et illumine notre intelligence.[6]
John Henry Newman a été béatifié le 19 septembre 2010 àCofton Park dans la banlieue de Birmingham en Angleterre. En cette occasion, Benoît XVI a fait une exception àla règle qu’il avait lui-même instituée selon laquelle seules les canonisations seraient présidées par le pape lui-même, ce qui montre bien toute l’importance qu’il accorde àNewman. Cette béatification doit être suivie de sa canonisation. Or, pourquoi l’Église catholique « canonise »-t-elle certaines personnes ? Le mot « canon » signifie « norme » ou « modèle » : en canonisant un homme ou une femme, l’Église propose donc de voir en lui ou en elle un modèle àsuivre.
Cependant, parmi la foule des saints canonisés, il existe un tout petit nombre de personnes – 37 àce jour – qui jouissent d’un statut particulier, celui de « Docteur de l’Église ». Le mot latin doctor signifie « enseignant » (ou, selon le titre de la conférence du cardinal Ratzinger déjàcitée, « maître »). Les « Docteurs de l’Église » sont des hommes et des femmes dont l’enseignement (en latin : doctrina) est reconnu par l’Église comme possédant une autorité particulière.
Or, tous les papes depuis Pie XII ont souhaité que Newman soit proclamé Docteur de l’Église. C’était le vœu intime de Benoît XVI, qui l’a même formulé presque explicitement en public au moment de la béatification. Proclamer Newman « Docteur de l’Église » sera donc l’aboutissement logique de sa béatification et de sa canonisation et même, aux yeux de certains (dont l’auteur de ce livre), la principale raison d’être de celles-ci.
La vie de l’homme est passionnante, et sa personnalité fort sympathique. Mais quels que puissent être l’intérêt et la sympathie que nous éprouvons pour l’homme, c’est surtout sa pensée et son enseignement qui méritent notre attention ! C’est donc ce double intérêt, de l’homme et de sa pensée, que les chapitres qui suivent vont essayer de faire découvrir.
[1] Richard Church (premier historien du Mouvement d’Oxford) dans une notice nécrologique de 1990.
[2] Lettre du 3 mars 1864 àR. H. Hutton, in L&D, XXI, p. 69.
[3] Fides et ratio, n° 74.
[4] Cité dans La Documentation Catholique, n° 1565 (21 juin 1970), p. 563.
[5] « Newman gehört zu den grossen Lehrern der Kirche », in John Henry Newman, Lover of Truth. Academic Symposium and Celebration of the First Centenary of the Death of John Henry Newman, Rome, Pontificia Universitas Urbaniana, 1991, p. 141-146.
[6] Ibid., p. 146.