ÂÂ
Chapitre 3. Renée Delorme, la fonceuse !
 Les prémices
ÂÂ
En 1943, en pleine guerre, arrive au noviciat des Petites Auxiliaires du Sacerdoce àParay-le-Monial, une jeune fille blonde et volontaire. Renée vient d’atteindre sa majorité, elle monte courageusement la route de Volesvres vers la maison « Bethléem » qui surplombe la ville. Qu’est-ce qui la pousse dans la vie religieuse ? Pourquoi le choix de cette congrégation récente dont les assises sont encore fragiles ? Un désir d’aventure ? Un besoin d’innover ? Plus profondément une recherche de Dieu jamais démentie àtravers les aléas de son itinéraire.
Sa famille est originaire de Genouilly, en Saône-et-Loire, mais c’est la terre andalouse qui la voit naître le 23 juillet 1922. Son père est consul de France àGrenade. De sa famille, elle tient une vitalité hors norme, une ouverture àl’autre et aux questions internationales. Une de ses sœurs, entrée chez les sœurs Maristes, passera la plus grande partie de sa vie en Océanie. La plus jeune consacrera sa vie àla recherche en laboratoire. Le frère ainé Jean-Louis, connaissant l’allemand, se fait embaucher pendant la guerre dans les bureaux de la Gestapo de Lyon, laquelle s’étonna longtemps que ses envoyés ne trouvent jamais ceux qu’elle tentait d’arrêter ! Engagé dans la résistance, il trouve la mort en septembre 1944. Comme lui, Renée saura mêler la rectitude dans l’agir àune roublardise qu’elle utilisera quand il le faudra. On n’est pas fille de diplomate pour rien !
À onze ans, elle revient en France, poursuit ses études àLyon. Elle aime cette ville où tant d’initiatives évangélisatrices ont vu le jour : le père Chevrier et le Prado, Pauline-Marie Jaricot et l’œuvre pour la Propagation de la Foi, Marius Gonin et les Semaines sociales. Tout l’intéresse, mais patience !
Lors de la célébration d’entrée au noviciat, une parole de l’homélie résonne comme une prophétie :
Vous donnerez au monde un témoignage de charité, c’est le feu qui doit embraser le monde, le feu de l’amour doit éclater partout[1].
 Pour Renée, c’est clair : elle vivra son sacerdoce par l’amour. Elle peut déployer son dynamisme àPalaiseau, puis àla paroisse Sainte-Marguerite-Marie de Paray où elle découvre la vie ouvrière d’une cité SNCF. Pourtant en 1949, elle ne renouvelle pas ses vœux et décide de quitter la congrégation. Problème de santé ? Pressentait-elle que son charisme serait gêné ou ralenti par les contraintes d’une communauté religieuse ? On peut le penser, mais elle ne le vivra pas comme une rupture. Elle restera en bonne relation avec l’institut et rejoindra sa branche séculière, devenue plus tard l’institut séculier « Vie et Foi »[2].
Renée a beaucoup de talents manuels et artisanaux qui lui permettent assez vite de gagner sa vie. Elle collabore avec une équipe de prêtres-ouvriers àParis et ensuite en Algérie. Un accident de mobylette l’oblige àabandonner son travail, elle décide finalement de s’orienter ailleurs : « Puisque je ne peux plus travailler en France, je pars au Brésil » annonce-t-elle àses proches. La réputation de l’« évêque des bidonvilles » àRio l’attire. Fin 1956, elle embarque vers l’Amérique du Sud et se met àla disposition de dom Helder Câmara, pour s’insérer dans la pastorale des favelas.
À la favela de Chapeu Mangueira
La favela est plantée sur la colline de Leme. Renée y restera de 1956 à1968. Au pied de la colline, se trouve un couvent de dominicains. Elle leur sera liée et participe aux enquêtes sociales qu’ils mènent en particulier avec le père Lebret[3]. Dans ses divers courriers, elle décrit volontiers l’univers qu’elle découvre, l’immense Brésil et ses contrastes : les migrations continuelles, pour les uns en wagon ou autobus àair conditionné, pour les autres les interminables voyages àpied, en camion ou dans des trains poussifs et poussiéreux. Les baraques en tôle surplombent des buildings ultra modernes.
La favela où je suis est d’àpeu près 8 000 habitants, presque uniquement noirs. Deux ou trois vieillards ont connu l’esclavage, ils ne savent même plus leur âge, car làencore, le Brésil est contraste : ou la mortalité infantile est énorme, ou l’on trouve des vieux de plus de 100 ans. La vie n’a du reste pas la même valeur que pour nous : on rit et joue àcôté des morts sinon ils reviennent incommoder les vivants la nuit, alors, on allume des bougies dans les chemins afin d’égarer leur âme loin de leur maison.[4]
ÂÂ
Renée aime Rio, elle aime aussi sa favela, ses vieux arbres, les orchidées, les papillons dans leur variété de formes et de couleurs. La nuit, elle entend les chants et les incantations des assemblées, les coups répétés des crapauds, buffles, ou marteleurs. La chaleur est étouffante, elle respire avec peine et se bat avec les moustiques. Le jour elle est souvent témoin de gestes de violence, et suivant l’avis d’amis autorisés, elle s’achète un révolver, prête àse défendre contre un éventuel trafiquant de drogue ou de femmes.
Plus tard, elle s’enhardit et dit son indignation devant le sort injuste réservé àses proches : une pierre de plus de cinq tonnes tombe et détruit une baraque. Cette pierre fait partie d’un conglomérat plus important qui cède peu àpeu et menace trente-huit autres habitations. Renée interpelle le préfet (le maire) qui réagit en lui envoyant l’ordre d’ouvrir la chapelle. Trente-huit familles dans un local de 6/6m ! Son sang ne fait qu’un tour :
 J’ai refusé d’ouvrir, même sous menace de police, et accompagnée d’un représentant de la favelle, je me suis prise de bec avec lui. Cela a été terrible, et l’administration entière a écouté ma petite voix durant 1 h ¾. Comme il m’a traitée de mauvaise chrétienne, et d’antisociale, je l’ai traité de mauvais administrateur, car au lieu de vouloir mettre 38 familles dans 6/6m, il ferait mieux d’ouvrir le club des riches au pied de la favelle, avec ladite police, et d’y mettre les familles dans les immenses salons vides où la jeunesse de richards danse jusqu’à3 h du matin.[5]
 Renée connaît les habitants de sa favela, la violence et ses victimes, souvent elle joue un rôle d’apaisement, elle désire que le peuple s’organise et améliore ses conditions de vie : certains escaliers de pierre, construits avec eux, témoignent de son esprit d’entreprise comme de sa compétence.
Elle profite de toutes les occasions pour faire connaître la situation de ses amis exploités. Simone de Beauvoir parle de son action dans le livre « La force des choses » et la cite :
Je parlerai de Dieu aux gens d’ici, quand ils auront l’eau. Les égouts d’abord, la morale après… ils sont accusés de tous les crimes ; je trouve que dans les conditions dans lesquelles ils vivent, ils en commettent peu.[6]
Est-ce pur hasard que le tournage du film « Orfeu Negro » ait lieu dans « sa » favela ? Elle écrit àses amies de Vie et Foi :
Le film « Orfeu Negro » qui a eu le 1er prix àCannes a été filmé avec presque rien que des Noirs de ma favela comme artistes, et deux vedettes : Hermes et le gosse Benedito. Il fut tourné dans les deux dernières baraques en haut de la favelle. L’atmosphère de carnaval est parfaitement exacte. Celles qui le verront comprendront mieux ma vie.[7]
ÂÂ
Renée est en lien, parfois en dispute, avec les frères dominicains. Ceux-ci l’encadrent et la soutiennent, et ils utilisent son travail qu’elle gère de façon rationnelle en notant les maux et les remèdes donnés àtous ses « clients ». Une revue scientifique française cite la favela du « Leme » comme :
Le siège d’une entreprise-pilote de l’action sociale dominicaine… Nos informations proviennent en particulier de la documentation rassemblée et aimablement communiquée par l’extraordinaire Dona Renée, tête active et passionnée, tout paternalisme mis àpart, de la favela.[8]
L’élection au Congrès en 1987 de Benedita da Silva, lui sera cause d’une grande fierté : première femme noire, députée du Parti des Travailleurs, née au Leme où elle a connu et travaillé avec Renée vingt ans auparavant.
Une vie pleine, et pourtant, Renée désire passer le relais. Un désir déjàancien l’attire vers l’Amazonie, contrée malmenée et plus oubliée, où commencent les travaux de la transamazonienne. Et ce jour arrive en 1968, quand une communauté de religieuses franciscaines entend son appel et décide de poursuivre son action àRio.
Itupiranga
Dès 1958, Renée passe un mois en mission en Amazonie, avec les pères dominicains de Rio. Elle est infirmière itinérante. Elle tient un journal de cette première expédition qui ne manque ni de pittoresque, de dangers ou d’imprévus[9].
La mission est répétée chaque année ; le plus souvent, Renée y participe, les semaines de défrichage en Amazonie sont ses vacances. Elle expérimente des possibilités qui dorment en elle et qu’elle déploiera plus tard.
 Un voyage àl’embouchure de l’Amazone m’a amenée àConceição où je suis restée huit jours pour remplacer la sœur dominicaine qui est médecin là-bas, (responsabilité de 600 km²) pendant qu’elle faisait un saut en avion àRio de Janeiro. J’ai repris l’avion pour aller àMaraba-Parra, ville située dans une île. Cette petite ville a des secours médicaux insignifiants. Là, avec deux pères dominicains, un guide indien, nous avons fait 47 km àpied dans la forêt-vierge avant d’arriver àun des villages : Gavião. Il y en a quatre, mais les trois autres ne sont pas encore approchables par les chrétiens. Ces gens sont très primitifs, vivent nus (sauf lorsqu’on prend des photos), mangent le produit de leur chasse : chats sauvages, tortues, œufs de tortue, etc. Je les ai soignés de tout mon cœur.[10]
Après douze ans àla favela, Renée part en Amazonie. Ses différentes missions lui ont révélé des urgences et des misères qui ne la laissent pas en repos. En 1969, elle part seule, au nord du pays, àItupiranga, près de Marabà, dans l’est de l’État du Para. La route transamazonienne est en construction. Cette entreprise gigantesque amène un surcroît de population qui pose de gros problèmes au plan sanitaire où rien n’est prévu. De nouveaux esclaves usent leur santé et leurs forces, ils sont atteints de paludisme ââ€â‚¬Ã‚ qu’ils ne connaissaient pas dans leur région d’origine ââ€â‚¬, ils viennent avec femmes et enfants. Renée apprend le métier de sage-femme auprès de sÅ“urs dominicaines, compétence qui, par la suite, lui permettra de former des matrones. Désormais elle écrira moins et ses messages seront plus courts.
Voilàquinze jours déjàque l’enveloppe àvotre nom est prête, mais je n’arrive pas àavoir le temps d’écrire, j’ai déjàsoigné depuis le 10 juin plus de 3 750 personnes, plus les accouchements graves. […].Oui la situation est pauvre, mais tous les gens d’ici sont ainsi. L’évêché me donne la valeur de 150 francs par mois, et la moitié passe àl’installation du poste, si ce n’est pas plus. Je vais àRio du 9 au 30 septembre voir si je peux obtenir des remèdes, car je n’ai plus rien. Hélas je ne puis penser àme reposer, j’espère seulement mieux manger (mes idées sont très terre àterre)[…].[11]
ÂÂ
Renée cherche plus que des médicaments, elle aimerait être rejointe par d’autres qui l’aideraient dans sa tâche démesurée. A Rio, elle invite Thérèse Dreyer qui vient d’arriver et tentera de la rejoindre àNoël.[12]
Les gens n’ont pas de défense face aux défis de la vie.  Une femme de 40 ans que j’emmenais pour une césarienne àMaraba n’était jamais montée en voiture… ça c’est courant.[13] Ils vivent comme àl’âge de la pierre et leurs bras construisent une grand-route…!
L’activité de Renée est effarante. Des gens arrivent de partout, malades, plein de vers et d’anémie. Ils sont si nombreux que le dispensaire en accueille parfois jusqu’à207 par jour ! En même temps elle se préoccupe d’un jardin d’enfants qui va ouvrir ses portes dans la ville.[14]
ÂÂ
Années de recherche…
Les maladies ne sont pas les seuls ennemis de Renée. Ses inquiétudes viennent d’ailleurs. La dictature militaire s’est imposée depuis 1964 et veut éliminer toute forme de résistance. Elle est plus forte dans les régions « chaudes ». La classe au pouvoir est dominée par les grands propriétaires qui n’hésitent pas àfaire appel àdes tueurs àgages.
[…]Me voilàen route pour Rio, je vais confier cette lettre àla valise diplomatique afin de pouvoir parler librement. Ici la situation extérieurement paraît meilleure, mais nous nous attendons àbien pire de ce qu’elle a été. Si je n’ai pas eu les mêmes ennuis que la religieuse brésilienne et que le père de Valicourt,[15] qui, lui, a été frappé et beaucoup, je suis l’objet d’une surveillance continue, enquêtes, etc. ce qui est très désagréable, et met un climat équivoque. On a voulu aussi arrêter le frère Gil, dominicain, qui allait avec moi chez les indiens. L’évêque est plus que suspect, bref rien n’est mieux, c’est plutôt pire.[16]
« Les événements ici se précisent et j’attends avec calme l’heure de partir, mais c’est devenu inévitable. Dans la Prélazie[17], nous ne sommes plus que trois Français : Hubert Riallaud, Paulette Planchon et moi. Je ne suis pas révoltée, c’est la vie. Ma sœur aînée que je n’ai pas vue depuis trente-cinq ans, près de trente-six, m’attend impatiemment pour faire des remplacements dans les hôpitaux de chez elle où les infirmiers doivent aller se reposer en France. Le visage des pauvres est partout le même, celui du Christ.
Je suis si fatiguée de l’excès de travail, que je n’ai même pas de chagrin de partir, je n’ai qu’une envie, me reposer […][18]
 Appréhendée par les autorités, Renée quitte l’Amazonie et le Brésil. Elle fera différents essais dans des régions du monde, sans se décourager, comme si elle pressentait qu’un jour, elle reviendrait au Brésil.
En avril 1973, elle arrive àNouméa et retrouve aux Nouvelles Hébrides sa sœur religieuse mariste. Elle l’aide àl’hôpital plusieurs mois, mais ne s’installe pas.
Le 10 juillet 1974 elle prend l’avion pour Rio et puis pour la Colombie. Elle arrive :
Chez quelques-uns de nos frères les pauvres : pauvres en avoir, en savoir, pauvres devant Dieu, misérables devant les hommes. Ce sont quelque 7 000 Indiens Gumhides de la famille des Caribes situés dans la plaine amazonienne du Méta, en Colombie, diocèse de Villavivencio, entre les Andes et l’Amazonie, de 450 à500 km de Bogota.[19]
Mais en Colombie également la répression est là : le 25 novembre, Renée se trouve avec un fusil dans le dos, et le 10 décembre de face ! Elle comprend vite qu’elle ne peut durer dans ces conditions, d’autant plus qu’elle s’est cassé le pied.
Je suis arrivée hier àVillavivencio, revoir le chirurgien, car mon pied me fait très mal et ce n’est pas possible de continuer ainsi. J’envisage nettement de changer d’orientation, car là-bas c’est difficile, les distances sont énormes. J’ai dû faire jusqu’à40 km àpied pour soigner une malade ! Avec un pied nouvellement fracturé, ce n’est pas àconseiller. De plus il y a de gros problèmes difficiles àexpliquer.
Retournerai-je au Brésil ? Je le pense sérieusement. Se soigner en pays plein d’amis est bien plus facile. De plus, les dernières élections ont amélioré beaucoup la situation. En ce moment je réfléchis.[20]
Renée travaille deux ans comme infirmière aux marges du rio Tocantins àBarco, municipe de Parana dans les Goiás. Elle en profite pour mettre en forme un travail sur les plantes médicinales qu’elle a collectées depuis 20 ans. Elle en publie le résultat avec un collègue : Hermès Miolla[21]. Mais elle est toujours « suivie », et sur le conseil d’amis, décide de rentrer en France.
 Bonjour àtoutes !
Après vingt-deux ans de Brésil, mon retour en France est un peu, comment dirai-je ? pénible, ou plutôt déroutant ; tout est une redécouverte : le logement, la nourriture, la manière d’être, les réactions de tous. Peu comprennent la vraie raison de ce retour, pensant que ce que je regrette, c’est l’aventure !
Quant àmoi je me pose surtout cette question : ai-je rempli ma tâche là-bas ? Ai-je été pour les autres une consacrée ? Un visage qui reflète l’Évangile ? Ma présence et mon travail ont-ils diminué la souffrance de certains ? Être avec eux, oui, mais est-ce comme une porteuse de paix, de joie, de justice ?
Ai-je ouvert les yeux des autres au visage du Christ présent dans chaque personne que l’on rencontre, surtout si c’est un pauvre, et tous, nous avons toujours un côté de pauvre.
Mon insertion vraie dans ce Brésil tant aimé, a-t-elle été dans le milieu de vie, nourriture, vêtements, logement, loisirs ?
Cher Brésil ! Je suis partie et j’accepte d’être oubliée de beaucoup de ceux que j’ai côtoyés, avec qui j’ai travaillé, non par manque d’amour, non, mais tout passe, et bientôt d’autres moyens que ceux que j’ai employés seront plus « àla page ».
Maintenant, cette nouvelle vie qui commence, je compte sur vous, sur votre amitié fidèle, et, cette page missionnaire que ces vingt-deux ans ont écrite et où vous étiez toutes présentes, j’espère que cette page continuera, écrite par une ou des autres. A bientôt peut-être.[22]
Pendant quatre ans elle exerce la profession de travailleuse familiale et complète sa retraite, mais elle n’oublie pas son cher Brésil…
Barreira dos Campos
Au début des années 80, la situation politique du Brésil s’apaise. Les pères dominicains comptent sur elle pour un programme de santé en Amazonie. Elle décide donc de repartir. Ce sera àBarreira dos Campos dans le Para.
Le diocèse missionnaire dont Renée fait partieââ€â‚¬Ã‚ la prélazie (prélature) ââ€â‚¬ a 700 kilomètres de long et 300 de large. Il forme un grand triangle entre les fleuves Rio Itacaiunas et Araguaia. Au nord, se trouvent les localités d’Itupiranga, de Marabá. Au sud, Santa Terezinha, Conceiçao de Araguaia, ville épiscopale, 10 000 habitants. Au service de la prélazie, treize prêtres, deux communautés de dominicaines, deux missionnaires laïques françaises. Cinq médecins pour toute la région.
Renée se met au service des Indiens et des paysans brésiliens qui sont les plus nombreux, ils vivent dans des maisons faites de terre battue et de feuilles de palmier. Elle est d’abord infirmière itinérante, utilisant tour àtour avions, barques, mulets et ses jambes ! Les courriers sont irréguliers, mais parfois dans une localité, on trouve la radio.
Devant l’abandon de tant de malades de cette région, presque sans moyens, elle construit un hôpital qui, vingt ans durant, attirera les malades de 100 kms à200 kms àla ronde, elle formera une dizaine de soignants. Son courage est àla mesure du dépouillement dans lequel elle vit. Le projet peut se réaliser grâce àl’association créée par le père François Jentel[23] et Misereor [24] qui envoient des médicaments gratuits pour soigner le paludisme.
En 1991, Renée fait une pneumonie, puis une crise cardiaque, et en novembre, elle est victime de la malaria. Et pour clore cette série noire, elle se brûle au troisième degré en voulant mettre le feu àun nid de fourmis. Le maire lui alloue une pension de retraite jusqu’àla fin de ses jours en remerciement des services rendus. Cette pension paiera désormais l’infirmière.
En 1993, des tensions politiques aboutissent àune révolte de la population, l’un des partis ayant conservé des médicaments pour les échanger contre des votes ! L’année suivante, Renée est appelée en France auprès d’un cousin gravement malade, elle est remplacée par Tereza Dreyer qui vit àSão João dans le Pernambouc. À la fois admirative et effarée par le travail de Renée, Tereza décrit son séjour dans cette région :
Les eaux claires et les plages blondes de l’Araguaia festonnent les marges de la grande Amazonie. Là, au sud de l’État du Para se situe un village de terre (maisons soit en boue séchée, soit de paille) à90 %, où vivent deux àtrois mille habitants : exploitants de bois, pêcheurs du fleuve, cultivateurs du riz et grands propriétaires d’élevage de bovins qui ont massacré et brûlé la forêt sur des milliers d’hectares.
Depuis quatorze ans, une femme, Renée Delorme ââ€â‚¬Ã‚ 38 ans de Brésil ââ€â‚¬ a monté un centre d’accueil en plein air pour soigner les plus démunis de ces populations délaissées, hors des circuits économiques. Son projet est vaste comme la misère, et sa réalisation àla démesure d’un « coin » de l’amour de Dieu.
À partir de dons (vieilles bâtisses, hangar, terrain vague et argent), elle a monté un ensemble rustique pour accueillir cent àdeux cents malades, à90 % paludéens. Il y a un « chapeau de paille » énorme (abri rond, couvert de feuilles de palmier), un hangar avec la capacité d’accrocher cent cinquante hamacs où les malades reçoivent des perfusions bleues, jaunes et blanches, avec la quinine appropriée. Ici la malaria est pernicieuse, s’attaque aux yeux…
Et là, dans mon cœur, j’ai noué une gerbe de reconnaissance pour cette femme, Renée, pour sa compassion sans limite et le don de sa vie au nom de l’amour. Pour ce que je lui ai vu vivre près des déshérités, je lui embrasserais les pieds.
Tereza Dreyer, São João, le 18 octobre 1994[25]
ÂÂ
L’hôpital est réputé dans la région. Pourtant ce n’est qu’en 1996 que le responsable de santé de l’État du Para vient le visiter et se dit édifié par la tenue de l’établissement. Il apportera une aide, après trois mois de formalités.
Les inondations sont fréquentes. Le fleuve Araguaia en provoque trois successives en 1997, qui obligent Renée àêtre hébergée chez les frères maristes pendant cinq semaines, tandis qu’elle continue àsoigner. Après ces événements, elle fait un infarctus. Les protecteurs n’abandonnent pas et lui redonnent courage. C’est en 2001, le 30 juin, qu’elle tombe sur le carrelage de l’hôpital, foudroyée par une hémorragie cérébrale. Son entourage s’étonne que personne n’arrive immédiatement de France pour la secourir… Elle succombe le 3 juillet. Suzanne Robin, amie de Renée, prévenue, envoie un mail au frère Burin des Rosiers. C’est lui qui célèbre les obsèques[26].
Renée laisse un témoignage bouleversant d’amour du Brésil, des petits au Brésil. Avec un tempérament super actif et un feu dans le cœur, elle est restée sur la brèche jour et nuit jusqu’au bout de ses forces, jusqu’àson dernier jour. Renée aurait aimé que la congrégation des Auxiliaires du sacerdoce reprenne son œuvre. À chacun de ses retours en France, elle ne manquait pas de rendre visite àla supérieure, de l’inviter àvenir la voir dans le Para. Mais la congrégation n’a pas vocation àcréer ou prendre en charge des institutions… Malgré différentes démarches de la Prélazie, de Marie Jeanne Jentel[27], de Renée elle-même, elle ne sera pas remplacée et l’hôpital de Barreira dos Campos devra fermer ses portes au désespoir de la population. Mais les habitudes d’hygiène, de premiers soins qu’elle a transmises continueront de porter leur fruit, le témoignage de Renée reste vivant dans les cœurs qui l’ont rencontrée.
À la favela de Leme comme dans beaucoup d’autres, l’action se poursuit grâce en particulier àl’association des habitants. La mémoire de Renée est restée vivante. Quarante-deux ans après son départ :
Le 2 juin 2010 l’ambassadeur de France Yves Saint-Geours et le Consul général Jean-Claude Moyret se sont rendus àla favela de Chapeu Mangueira, située sur les hauteurs de Leme, pour y inaugurer la place Renée Delorme. Il s’agit d’un hommage rendu àune religieuse française qui a consacré sa vie àaméliorer la santé et l’éducation dans certains quartiers défavorisés, comme àChapeu Mangueira où sa personnalité et son dévouement ont marqué les mémoires.[28]
Barreira dos Campos rendra-t-il un jour pareil hommage àcelle qui s’est donnée jusqu’àla fin ?
ÂÂ
ÂÂ
Annexe 3.1.
ÂÂ
Première expédition en Amazonie
Extraits du Journal de Renée 1958
Nous partons de bon matin de Rio dans l’avion de la FAB (Force Aérienne Brésilienne). Comme confort, il y a mieux, mais nous sommes bien contents de l’avoir ! Assis sur des bancs de fer le long de la paroi de zinc de l’avion, vingt places : là, tous les pauvres bougres qui, venus tenter leur chance àRio, n’ont pas réussi, et les familles de ceux qui sont au service de la FAB dans les brousses de l’intérieur. […]
L’avion descend en piqué, car les pistes d’atterrissage, comme vous le supposez, sont plus que primitives. Là, nous passons la nuit, pendant laquelle il ne peut être question de survoler la forêt.
Au lever du jour, nous repartons. L’avion, àce moment-là, est presque frais, mais plus tard, lorsque le soleil aura bien chauffé la carlingue, ce sera un petit enfer volant ! À partir de maintenant, lorsque nous nous posons dans ces immensités perdues, invariablement des Indiens viennent proposer leurs arcs, flèches et autres petits travaux. […]
Vers midi, nous arrivons ànotre terminus, Marabá, petite ville située sur une île, entre l’Itacaium d’une part et le Tocantins d’autre part. […]
Le fleuve que nous prendrons demain pour aller dans la forêt est superbe, d’une largeur de plus de deux kilomètres : il roule indéfiniment des tonnes d’eau entre des berges majestueuses par leur végétation et où tout un peuple d’oiseaux de toutes couleurs met une note vive et gaie. […]
Après quatre heures, nous voilààItupiranga (« la blanche », en indien), prêts àprendre la forêt.
Nous passons la nuit sur la berge et profitons d’une belle soirée en face du fleuve. Le lendemain, de très bonne heure, nous sommes déjààbas de nos hamacs et arrangeons nos sacs de toile caoutchoutée sur le dos des mulets. Aprictore, notre petit ami indien, est déjàmonté fièrement sur son mulet et prend les devants. Nous entrons dans le mystère de la forêt où les cipos (lianes), barrent souvent le chemin. Le muletier doit les couper au facão, grand couteau àlarge lame et de 40 cm de longueur.
Quelques heures après, nous rencontrons des Indiens en train de chasser. Les femmes portent les paquets attachés par une liane qui vient s’équilibrer sur le front ; les hommes, eux, arcs et flèches àla main, sont aux aguets du gibier. Arrivés àl’Aldeia (village), Xanoi nous prête son toit : nous installons nos hamacs et nous nous étendons pour dormir, tout contents, car nous avons fait 46 kms pour parvenir àce village de Maloca.
Lorsqu’après un court séjour chez les Rorokatedje, nous reprenons la forêt, c’est avec un vrai serrement de cœur, car nous nous sentions déjàde la famille […] mais nous devons aller vers d’autres, les Swuruis, qui sont bien plus loin, perdus à190 kms de Marabá. Un Rorokatdje vient avec nous pour visiter les Swuruis.
Nous avons beaucoup plus de difficultés pour « redescendre » cette fois-ci le Tocantins. Après tout un après-midi de navigation, nous accostons sur une délicieuse plage de sable fin, qu’affectionnent les « tracajas », énormes tortues d’eau douce qui viennent y pondre leurs œufs (plus de cent) qu’elles enterrent près de la berge. Nous passons une nuit très agréable dans la fraîcheur, mais, àpeine le soleil levé, nous affrontons les cachoeiras (cascades) où les tourbillons d’eau peuvent entraîner le penta (bateau) avec la plus grande facilité, sans l’habileté du guide qui, du reste, est un Indien. Puis nous abordons àApinage, dans un petit bras de fleuve où les piranhas, ces terribles petits poissons carnivores, sont là, frétillants, leur ventre rouge au soleil.
Nous devons attendre le passage d’une troupe de muletiers pour prendre la route de la forêt. Malgré le long parcours, rien ne se ressemble. […]. Durant tout ce trajet, je n’ai eu envie que de garder le silence afin d’apprécier cette nature toujours étonnante. […] Enfin, après tant de beautés, nous rencontrons de pauvres êtres humains affamés, rongés de verminose et de paludisme. Là, dans cette jungle, le muletier est roi, il assure l’unique transport et moyen de ravitaillement, aussi n’est-il pas peu fier de son importance et, armé jusqu’aux dents comme il se doit pour s’aventurer dans ces solitudes, il est passé maître dans l’art de frayer son chemin dans les taillis et de conduire ses bêtes.
Après trois jours de marche, nous arrivons chez les Swuruis. Si les Rorokatedje que nous venons de quitter sont grands, de peau cuivrée, ceux-ci par contre sont plutôt petits, de teint bistre. Leur langue est différente : ils se font des hamacs de coton très curieux de couleurs différentes. Comme tous les Indiens, àforce de dormir au coin du feu pour se réchauffer, ils sont pleins de marques de brûlures. Les morts sont enterrés sous le sol de la case et ils professent àun haut degré le sens de la famille, vivant sous le même toit : neveux, grands parents, etc.
Leurs danses s’exécutent en rond, avec des révérences et en tapant du pied droit. […] Nous sommes restés quelques jours auprès d’eux, juste le temps de les soigner.
Nous voilàsur le départ. Tous nous accompagnent sur la berge du fleuve et nous repartons au milieu des pleurs. Journée après journée, nous refaisons le chemin, soignant les malades sur les bords du fleuve, malades qui vivent dans les misérables paillottes et meurent de palu et de faim. […]
Pauvres être humains, encore si nombreux, nus et sans autre défense que les armes primitives, et qui peuplent encore ces immenses forêts amazoniennes : Tupis, Caiapos, Xavantes, Carajas, Jivaros, Pakaanovas, Chicris, Caetes… Combien sont-ils ? Notre voyage se termine. Mais reste et demeure la souffrance de tous ces malheureux !
Souffrants dans leur travail, dévorés de paludisme, seuls au milieu des périls, des animaux et des insectes, démunis de tout, sans appui et sans recours, et cela pour enrichir les explorateurs de châtaignes et de caoutchouc de la ville. Ce spectacle reste hallucinant ! Quand donc les pauvres auront-ils un travail et le même droit de vivre que les autres
ÂÂ
Annexe 3.2
ÂÂ
Expédition àItupiranga
ÂÂ
ÂÂ
Lettre de Thérèse Dreyer, janvier 1970
L’avion n’est pas parti le 20 de Rio. Une seule place restait libre dans l’autobus pour Brasilia le 21 àminuit, 24 heures de voyage : il aurait fallu une chance inouïe pour trouver ensuite un moyen d’arriver àImpératrice, à600 kms au sud de Belém. Rien… pas d’avion, pas un bus avant le mercredi matin… Je devais donc renoncer àvivre ce premier Noël au Brésil avec Renée.
Reçue àBrasilia par la communauté du Sacré-Cœur de Marie, avec toute la chaleur et la délicatesse brésilienne, j’y ai vécu deux jours de vraie retraite. Au moment de repartir, je me demandais comment remercier de cette hospitalité si fraternelle et… je trouvais àma place, àla salle àmanger, une enveloppe contenant des vœux et le prix de mon voyage entre Brasilia et Impératrice… j’étais confondue de gratitude !
La nuit du 24 et toute la journée du 25, je les ai vécues dans le car : 36 heures ! En face de moi se trouvait un jeune ménage avec un petit garçon de vingt jours ; la maman (18-20 ans) fatiguée, le père aux petits soins pour ses deux trésors… Pour laisser le bébé sur la banquette, il a voyagé presque 36 heures debout… et pendant des heures il a éventé le petit, il faisait si chaud ! Aux arrêts, il lavait les couches, faisait remplir le thermos, préparait les biberons…
On a fendu le Brésil du sud au nord, dans un sillon de cuivre rouge, par une route goudronnée et pleine de trous et de boue, c’est la saison des pluies, le car était rouge de terre.
Le lendemain à6 heures, j’étais àImpératrice ! Je me sentais tout près de Renée ; plus de route, mais un fleuve magnifique. Je n’ai trouvé que pour le 26 un bateau en partance pour Marabá. Je me suis donc mise en quête d’un gîte et, dans une maison sale et noire, nous avons partagé le riz et les feijões (haricots ?). J’ai appris àfermer l’œil dans un hamac dans des conditions invraisemblables… pas moyen de se laver le lendemain : une seule cuvette d’eau sale ànotre disposition…
Le 26, à10 h 30, j’embarquais sur le rafiot de Dédé et Maria, qui avait neuf adultes comme passagers : huit hommes et une femme. Vraiment j’étais une étrangère, de couleur, d’habillement, de bagage, d’allure ; j’étais « riche », j’avais une montre et ne parlais pas le portugais. Le patron et sa femme m’ont prise sous leur protection et, au lieu de me laisser avec les passagers, ils m’ont garée dans les quatre mètres carrés qui leur servent de logement, avec quatre enfants de huit, six, quatre, et un an. Ils m’ont prêté un hamac, et la première journée on s’est apprivoisés mutuellement. Ici, c’était la pauvreté radicale. Aucune trace de jouets de Noël, ni de fête. La fille de six ans a une poupée vivante dans son petit frère de un an ; elle vit avec lui dans son hamac, et, quand il dort, je l’ai vue jouer avec un bout de chiffon tout petit ; pendant des heures elle s’est fait successivement des bagues et des bracelets. Le gars de huit ans tient seul la barre quand son père dort ; celui de quatre ans, sur une espèce de banc qui sépare le bateau en deux, regarde Maria faire la cuisine pour tous les passagers : riz, haricots, farine, poisson ou viande séchée… Et moi, je rêvais d’Itupiranga où Renée m’attendait pour Noël !
Nous étions àpeine partis qu’une voie d’eau s’est déclarée. On a accosté, on a fait pencher le bateau et Dédé a remis de l’étoupe. Il a quand même fallu vider toutes les deux heures cent litres d’eau… Tout àcoup une panne, puis deux, puis cinq… on a fini par accoster et Dédé a tout démonté. Cinq heures pour refaire des réparations de fortune. On est reparti, mais à20 heures, la nuit était tellement noire qu’on a cherché àtâtons une rive pour attendre la lune. À 1 h 30 du matin, on reprenait le fleuve, réparant le moteur àla lueur d’une lampe tempête, en nous laissant dériver sur le fleuve. Je me demandais bien quand j’arriverais àMarabá, j’avais raté Noël, mais je voulais le Nouvel an !
Après une longue nuit, nous avons continué le voyage féerique. Dédé m’expliquait des tas de choses en portugais, tous les noms des oiseaux ravissants, des papillons, des poissons volants, des arbres… On descendait dans les villages se ravitailler en œufs et en fruits. Les gamins étaient devenus mes copains, on a fait une partie de ballon avec de vieux chiffons, de hamac àhamac. La fille a voulu que sa mère lui fasse un chignon comme le mien, et elle a pleuré de rage pendant au moins une heure parce qu’on n’arrivait pas àpincer ses petits cheveux courts au sommet du crâne. Les petits gars vivent nus partout ici, mais j’ai trouvé le moyen de repriser les hardes de Maria et de sa famille.
En fin de journée, nous étions àMarabá. J’allais quitter le bateau quand Dédé m’a demandé si je voulais coucher encore une nuit « chez eux ». Maria et lui guettaient ma réponse. J’ai dit oui tout de suite. Je ne sais pas qui était le plus heureux, eux ou moi ! Pendant que je tournais le dos, Maria a acheté deux gros poissons. Je suis descendue àterre, jusqu’àl’église Saint-Félix chercher le courrier de Renée, voir les dominicains et savoir s’il y avait une messe le lendemain dimanche. Les pères voulaient me procurer gîte et table, mais j’étais riche de l’amitié des copains du fleuve.
J’espérais un autre bateau seulement le lendemain, une chance parce que, habituellement, il n’y en a que trois fois la semaine. En rentrant j’ai dit àDédé et Maria que je sortirais à6 heures du matin pour la messe. Ils ont découvert que j’étais catholique. Participant àl’Eucharistie, je me suis aperçue que Maria était là, àcôté de moi, nous avons communié ensemble et, ensuite, café chez les pères et retour au bateau pour déjeuner ensemble. L’autre bateau n’est parti qu’à1 heure. J’arrivais chez Renée à5 heures, pas lavée depuis cinq jours… aussi sale que tout le monde, donc àl’aise et envahie d’une joie immense d’avoir rencontré tant et tant d’amour, de partage, de don, de disponibilité chez ces gens, dits pauvres. Ils ont des richesses de cœur inépuisables. Ce sont les simples, les doux, les pauvres, ceux qui pleurent… des Béatitudes. On parle beaucoup du monde des plus pauvres, je crois qu’il faut vraiment s’immerger dedans pour goûter ! J’ai beaucoup àapprendre d’eux pour être évangélique.
Avec Renée, les épanchements ont été très rapides, d’autant plus que j’ai mis la blouse d’infirmière tout de suite : une jeune femme de 18 ans, en pleine crise de malaria, était prête àaccoucher. Nous avons travaillé toute la nuit pour avoir, à5 heures du matin, un enfant mort. À 7 heures, consultation. Défilé de la misère, d’enfants mourants qu’on nous amène après deux ou cinq jours de marche : malaria, pneumonie, des tas de choses très graves…
Un bébé de treize mois meurt d’anémie. Ses parents viennent de la forêt, la jeune femme attend un troisième, elle l’aura le lendemain. Le père ne trouve pas de bois pour faire le cercueil, nous n’avons même pas un carton àdonner, mais du papier d’emballage. Il emprunte une bêche et une pelle et va seul enterrer son petit garçon au cimetière ; il était très beau ce petit ! Il faut voir la souffrance héroïque de ces gens : tout se passe en silence…
Un autre foyer, avec deux enfants, dont l’un de quatre ans qui est mourant. Il gémit de souffrance, on lit l’effroi sur son visage amaigri. Le père est lépreux, il lui reste des bouts de doigts, le nez est rongé. La femme paraît en bonne santé et l’on sent un amour entre eux. Ils ont laissé leur troisième enfant àdeux jours de bateau d’ici. J’écoute Renée dire àcette maman, après avoir épuisé les minables ressources de médicaments qui restent : « il va mourir ». Le lendemain cependant, l’enfant avait réagi ; son petit frère faisait àson tour une crise, mais moins grave…
Des jumeaux sont nés avant Noël. Ils sont minables. La maman a une phlébite et la grand-mère n’en fait qu’àsa tête. Hier, j’ai vu comment on organise une banque de lait. Renée a demandé àune jeune femme qui venait d’accoucher de nourrir les petits trois fois par jour ; tout naturellement elle se tire le lait nécessaire pour les deux bébés.
Trois nuits de rang nous avons eu des accouchements avec de grosses hémorragies, et, cette nuit, naissait un enfant qui avait six tours de cordon autour du cou : on l’a ressuscité par un bouche àbouche. Va-t-il vivre ? Il hurle de souffrance. Renée, toute la nuit, a traîné la savate pour lutter pour la vie. Nous mettons notre science en commun, mais une seule navigue pendant que l’autre se repose dans un hamac.
C’est la saison morte où tout le monde est enfoui en forêt pendant trois mois pour cueillir la châtaigne, ce qui n’empêche pas les cinquante malades et plus de défiler chaque jour. Hier, on nous a prévenues qu’on amenait de la forêt des hommes sans connaissance atteints de coma malérique. Il y avait huit porteurs et ils avaient fait 120 kilomètres pour amener leurs frères de travail afin qu’on les sauve. Renée n’a pas voulu les recevoir au poste : on les a laissés chez le gars qui avait loué ces hommes pour la saison. Le plus vieux avait sa connaissance mais il était épuisé par une grosse fièvre et une petite tension. Le second, 23 ans, avait les yeux ouverts et fixes. On lui a mis un sérum (il nous en reste trois !). Il nous était impossible d’avoir de l’argent pour soigner cet homme sur place, nous avons laissé les porteurs àleur responsabilité. À 2 heures du matin, ils ont trouvé un bateau pour Marabá. Je devais partir avec eux, mais le malade a été pris d’une crise de délire qui m’a obligée de retirer le sérum avant le départ. Va-t-il s’en sortir ? On meurt faute de soins et faute d’argent. Nous avons fait les comptes de fin d’année : il restait au 31 décembre 4,60 francs pour faire face àl’achat de médicaments d’urgence àMarabá. Notre pharmacie est presque àsec : pas une pommade, plus de vitamines, d’extraits de foie, seulement du mercurochrome. Quand je vois les ulcères chez les jeunes et rien, mais rien pour les soigner !… c’est la misère chez nous et chez eux ; ils acceptent la fatalité.
Renée fait confiance àla Providence, je lui ai donné l’offrande des sœurs du Sacré-Cœur de Marie de Brasilia, elle a acheté des sérums, de l’aralen, des complex B et des vitamines C pour faire face aux urgences. J’avais apporté de Rio un gros sac d’antibiotiques qui va nous permettre de sauver des vies jusqu’àla fin du mois.
Renée est secondée par une femme du pays qui est excellente sage-femme ; elle a appris àêtre propre, àtravailler avec gants et instruments stériles ; elle aide àl’ambulatorio (poste de santé ambulant), faisant toutes les piqûres, les sérums, les pansements, pendant que Renée ausculte le défilé de la misère qui est àsa porte dès le point du jour. Il y a aussi Fogio, une adorable gamine de treize ans, dégourdie, dévouée, qui fait la stérilisation et qui a l’œil àmille petits riens. C’est une aide précieuse, mais… une goutte d’eau !
Il faut, pour être complète, vous dire les cadeaux venus en reconnaissance : un ananas, six ou huit bananes, deux poules, une grosse châtaigne (elles ne sont pas comme celles de France !) un verre de lait, du fromage blanc, des mangues… des riens, mais qui sont présentés avec un cÅ“ur de roi ! Deux grosses tortues que nous allons manger, et une toute petite ââ€â‚¬Ã‚ de 7 centimètres ââ€â‚¬ que je vais emporter àRio.
Renée est partie de rien, et aujourd’hui, le poste de soins est merveilleusement organisé au bord du fleuve. Les malades affluant de très loin, se logent au village. Tous les soirs on fait la tournée, on apporte les médicaments, ou on invite les gens àvenir chercher la piqûre ou le comprimé pour la nuit. C’est la lutte pour la vie avec l’intelligence pratique, le cœur, et les moyens du bord.
Ici, il n’y a rien qu’une infirmière, estimée de tous, directe, éducatrice pleine de bon sens, et vivant comme les oiseaux du ciel. Avec un courage fou et un détachement admirable, elle a choisi de faire vivre àn’importe quel prix. Elle est seule àlutter, mais elle vit l’amour du Christ.
À côté de ce service médical de 24 heures sur 24, Renée aide l’équipe qui, de son mieux, anime des liturgies de la parole. Chaque semaine, elle prépare deux explications de l’Écriture et, le dimanche, elle pose le ciboire sur l’autel et chacun se communie.
Itupiranga est un village déjàgrand (2 000 habitants) tournant sur lui-même, perdu en Amazonie et tête de je ne sais combien de localités perdues dans la forêt. On n’y a jamais vu d’auto ; il y a quelques transistors, et l’on boit énormément d’alcool. Les femmes ont un enfant tous les ans ; malgré la mortalité élevée, il y a de très grandes familles. La misère n’est pas la même que celle de la favelle, les conditions de logement sont meilleures, la vie est beaucoup plus détendue. Les gens se nourrissent de la forêt, du terrain défriché, de la chasse et de la pêche. Ils ont moins d’argent qu’en ville, paraissent plus heureux ; mais ici, être malade, équivaut àmourir… si Renée n’a pas de remède, si elle n’ouvre pas l’abcès, n’accouche pas les cas difficiles et n’éduque pas les gens àse soigner.
Je suis heureuse de ce stage et je suis sûre que j’aide Renée rien que par ma présence : la solitude est terrible, le travail écrasant, avec la responsabilité totale de tant de vies ! Je me demande si nous pourrons trouver une infirmière brésilienne qui consentira àcet enfouissement pour remplacer Renée un jour ? Et si une Française veut venir ici, il lui faudra savoir coudre, avec une quinzaine de points, un index ouvert de bas en haut, tirer la ferraille de la poitrine d’un gars, la balle de revolver du bras d’une fille de 16 ans, ouvrir un abcès, et tout ce que l’on peut imaginer !… chirurgie, médecine, psychiatrie… on est loin des petites piqûres àdomicile ! Je suis trop jeune pour avoir tout vu !
Voilàce que nous vivons dans la simplicité et la plus grande pauvreté, mais aussi dans la joie d’être ensemble et de servir !
ÂÂ
Annexe 3.3
ÂÂ
Les funérailles de Renée
Mail de Henri Burin des Rosiers,
dominicain, le 8 juillet 2001
À l’attention de Marie-Jeanne Jentel et Suzanne Robin.
Chères amies,
Nous avons célébré les obsèques de Renée jeudi 5 juillet à15 heures dans l’église de Barreiras Dos Campos. L’évêque et tous les prêtres du diocèse de Conceição do Araguaia sont en vacances, mais trois personnes sont venues avec moi pour la célébration : la sœur Inès, coordinatrice de la Pastorale du diocèse, une jeune religieuse de Redenção, un jeune laïc qui fait partie de la communauté des sœurs dominicaines àXinguara. Nous sommes arrivés àmidi après un voyage de 300 kms. L’église, au milieu de la place de la petite ville, était décorée de grandes banderoles remerciant Renée pour son travail, son dévouement sans mesure, son extraordinaire témoignage. Sur l’une des plus grandes était écrit : « Sœur Renée a soigné sur cette terre, maintenant elle fera des miracles au ciel ». Sur d’autres « Sainte sœur Renée !», « Renée, la mère du peuple » !
Nous avons immédiatement visité son hôpital où son corps avait été veillé la nuit entière. Dona Nazaré, la plus ancienne infirmière de Renée, sa personne de confiance, nous accompagnait et nous a fait visiter cet hôpital rudimentaire où tant de gens du peuple, des pauvres, des milliers et des milliers, ouvriers agricoles saisonniers, atteints de malaria principalement, de lèpre, de toutes sortes de maladies, victimes de la violence des conflits de terre et de l’exploitation sauvage, blessés, innombrables femmes àl’heure de l’accouchement (plus de 2 000 selon Dona Nazaré) ont été accueillis, soignés, guéris. Je connaissais déjàl’hôpital, mais pas celles qui m’accompagnaient. Il y avait encore quelques malades atteints de malaria, étendus dans les hamacs suspendus dans les paillottes sans murs, du jardin. Un peão (ouvrier agricole) se roulait en boule sur le sol, délirant de fièvre. Dona Nazaré nous a ouvert la porte de la toute petite chambre, si humble, de Renée où sont gardés ses objets personnels, quelques lettres en français qu’elle ne montre àpersonne attendant les orientations de sa famille et de l’évêque. À 14 h 15, dans l’église toute ronde, archipleine, avec des gens àl’extérieur regardant par les fenêtres, en présence du cercueil qui laissait voir son visage, ont commencé les témoignages bouleversants sur Renée, personnes de la communauté religieuse, de l’hôpital Dona Nazaré, des jeunes, d’anciens malades sauvés par elle, un conseiller municipal (Donizette qui a téléphoné àMarie-Jeanne) qui a rappelé l’histoire de sa vie au Brésil. L’un a dit : « Nous ne devons pas remercier la sœur Renée, mais Dieu qui nous a fait l’immense grâce de nous donner la sainte Renée pendant tant d’années ».
La messe que je présidais a commencé à15 heures. Tout avait été organisé par la communauté. Au moment de l’offertoire ont été apportés en procession àl’autel, des souvenirs d’elle, de sa vie, de son travail : sa fameuse blouse bleue (dont parle Simone de Beauvoir dans les pages qu’elle a écrites sur Renée lors de sa visite d’une favela, dans son livre La force des choses, ses livres d’entrées de l’hôpital, des livres religieux, des instruments médicaux etc. À la fin de la messe, beaucoup de gens très pauvres sont venus contempler une dernière fois son visage, toucher le cercueil.
Puis, tout le monde est parti au cimetière, distant de deux kilomètres, quelques-uns en voiture, la plupart àpied. Le cimetière se trouve dans une clairière au milieu des bois, très simple, très beau. Presque pas de monuments, mais des dizaines et des dizaines de petites croix, de différentes tailles ; les plus petites sont celles des enfants peintes en blanc, plantées àmême le sol. Presque toutes sont anonymes. Pour Renée, ils ont fait une grande dalle en ciment. Je ne sais pas ce qu’ils vont faire par la suite. Les hommes politiques qui, dans ces moments-là, veulent s’emparer de tout, voudraient faire quelque chose de solennel. Je leur ai conseillé de faire quelque chose de très simple, comme le souhaitait Renée qui avait même demandé, parait-il, d’être enterrée dans son hamac, comme la plupart des pauvres de la région.
Pendant près d’une heure, beaucoup de gens sont restés près de la tombe, priant, la touchant de la main, pleurant, allumant des dizaines de cierges. Le soir, il y avait la neuvaine dans la salle d’entrée de l’hôpital de Renée. Nous y avons participé. Les gens commençaient àraconter des choses étonnantes : la veille au soir, une étoile avait filé droit sur le toit de l’hôpital où était exposé le corps de Renée. Tout le monde l’avait vue !
Le lendemain nous sommes repartis tôt. Mardi prochain, 10 juillet, il y aura la messe du septième jour. Si le vieux prêtre de Conceição qui connaît Renée depuis longtemps ne peut y aller, j’irai. Malheureusement, les frères maristes de Barreira dos Campos, qui aimaient beaucoup Renée, sont en vacances.
Nous avons averti l’ambassade, qui a dû vous téléphoner et va se manifester aux autorités et àl’évêque. Je vous tiendrai au courant.
Je vous embrasse,
Henri Burin des Rosiers.
ÂÂ
[1] Homélie du père Dupé, Fils de la Charité, à« Bethléem » le 14 04 1944.
[2] Marie Galliod a fondé une congrégation religieuse et une branche séculière dont les membres vivraient du même esprit et s’engageraient par des vÅ“ux sans changer leurs conditions de vie de laïque.
[3] Enquête sur les favelas de Rio menée entre 1957 et 1959. Renée lui communique les données chiffrées des familles touchées par l’action sociale.
[4] Dans le bulletin de Vie et Foi, n° 6, 1958.
[5] Lettre àSr Marie André Rio 22.02.1967.
[6] Simone de Beauvoir citée par Ricardo Rezende, « Rio Maria – Canto da terra », Vozes, 1992.
[7] Bulletin de Vie et Foi, n° 8.
[8] Revue « Population », 1967, n° 2.
[9] Voir Annexe 3.1 en fin de chapitre.
[10] Bulletin de Vie et Foi, n° 11 (1960).
[11] Lettre àSr Marie André, Itupiranga, 17 08 1969.
[12] Le récit de Thérèse de son expédition àItupiranga est un témoignage important sur cette période de la vie de Renée. Voir Annexe 3.2.
[13] Lettre àPaulette Molard, le 14.12.1971.
[14] Lettre àPaulette Molard le 9.09.72.
[15] Oblat de Marie Immaculée et neveu de Charlotte Dugon, auxiliaire du sacerdoce.
[16] À Madeleine Chaboisseau 25.07.1972
[17] Prélazie, ou prélature : territoire ecclésiastique qui n’a pas encore été élevé au rang de diocèse et qui, entre autre, ne peut se suffire àlui-même en bien des domaines. À ce titre, une prélature reste sous la dépendance directe de Rome. Le responsable peut être ordonné évêque, mais il peut tout aussi bien rester simple prêtre, mais avec les insignes de l’évêque.
[18] À Sr Marie-André le 25.11.72, et le 16.12.1972.
[19] Courrier Vie et Foi juillet 1974.
[20] À Sr M. André, le 09.01.1975.
[21] Renée Delorme – Hermès Miolla, Pronto socorro do sertão. A cura pelas plantas, Porto Alegre, mai 1979.
[22] Courrier Vie et Foi, 1978.
[23] Feançois Jentel [1922-1979] du diocèse de Pontoise, parti au Brésil en 1954, il travaille dans le Mato Grosso puis àSanta Terezinha. Emprisonné en 1973, expulsé du Brésil en 1974. Il appuiera l’action de Renée jusqu’àsa mort inopinée survenue le 1er janvier 1979. Sa sÅ“ur Marie Jeanne prendra le relais.
[24] Œuvre de l’Église catholique allemande chargée du développement.
[25] Extraits du texte paru dans le DIAL (Diffusion Amérique Latine), n°1970 du 13 avril 1995.
[26] Voir le récit de ses obsèques en Annexe 3.3
[27] Lettre du père Pedro Conti aux Auxiliaires du sacerdoce le 21 juillet 2000 ; de Marie Jeanne Jentel àMarie Thérèse Guédant, responsable de Vie et Foi du 17 février 2001
[28] Nouvelles du Consulat de France – Rio, juin 2010.