Avant-propos à l’ouvrage « 2000 ans après… Oser encore y croire » du Père Bénéteau
Un livre publié aux éditions Fidélité, en septembre 2016
« Nous avons cru. Des siècles durant, nous n’avons pu vivre sans en appeler àDieu. Cette relation n’était pas abstraite, elle façonnait notre rapport au monde, elle orientait l’espace et scandait le temps, produisait mille effets sur notre corps, notre alimentation, notre sommeil. Sans même y penser, nous placions les mystères bibliques au principe de notre existence quotidienne comme àla racine de l’histoire humaine. Aujourd’hui, cela paraît fou. Car la religion a beau se rappeler ànotre souvenir, nous refusons de la prendre au sérieux. Nous voulons àtoute force réduire l’élan spirituel à une pure chimère qui occulterait les vrais enjeux politiques, économiques… Nous croyons àtout, sauf àla foi. »
Jean Birnbaum, directeur du Monde des livres, août 2014
A CHACUNE de mes visites au vieux port de Marseille, j’aime aller relire, au milieu du quai, la plaque qui rappelle l’arrivée des marins crétois qui fondèrent la cité. Pour célébrer ce moment important de la civilisation méditerranéenne, on a préféré, àun rappel monumental, une simple inscription au sol, placée làcomme l’empreinte des premiers pas des navigateurs. Il y est dit que les citoyens de Phocée débarquèrent ici «vers 600 ans av. Jésus-Christ ».
Pour la première fois, l’an passé, je me suis demandé combien de temps encore serait pénitente cette datation faisant mémoire de celui dont la seule référence historique revient àFlavius Josèphe : écrivant sur les conflits entre Rome et Jérusalem au premier siècle, celui-ci relate qu’un homme -que lui n’appelle pas « Christ » -, accusé devant Pilate par des chefs de la nation juive, fut crucifié sur son ordre.
Une telle interrogation ne me serait jamais venue àl’esprit au sortir de l’univers de l’ouest de la France où j’ai grandi dans l’après-guerre. En en temps où aucun pape n’avait encore eu l’idée de s’appeler François, où peu s’étonnaient de l’obligation faite aux femmes d’avoir la tête couverte dans les églises et où certaines religieuses hantaient nos rues dans des tenues qui, pour certaines, n’avaient pas grand-chose àenvier àune burqa.
Dans mon environnement immédiat (dans ma famille, àl’école en semaine, àl’église le dimanche, et même au cinéma paroissial avec les films qui vont avec), je ne fréquentais guère que des chrétiens. « Les autres » l’avaient été autrefois, ou leurs parents, ou leurs grands-parents. Et même avec ceux que l’on appelait les « anticléricaux », l’histoire, comme la culture et le vocabulaire qui vont avec, étaient plus ou moins communs.
Quand, à6 ans, j’ai dit àmes parents que je voulais être prêtre, ils n’en ont pas été plus étonnés: il y avait déjàdes religieux dans la famille.
Je ne le suis devenu qu’à29 ans, après quelques détours. Premiers détours, prélude àbeaucoup d’autres : rencontres, événements (rarement choisis), épreuves (et les engagements qu’elles ont suscités) qui ne cessent de bousculer les certitudes de mes premières années.
Car dans le monde « protégé » (60 ans plus tard, je m’interroge sur la pertinence de ce qualificatif) où j’ai vécu mon adolescence d’après-guerre, je n’étais pas particulièrement préparé àavoir vingt ans dans les années soixante. Un moment où l’Église -àtravers le Concile Vatican II- et les sociétés occidentales -àtravers des remises en question agitées dont mai 68 est le paroxysme àla française -vivaient des évolutions de toutes natures. Des évolutions qui m’ont, alors, plus  troublé qu’enthousiasmé.
Rien ne me prédisposait àdevenir, vingt ans plus tard, pasteur d’une église au cÅ“ur du quartier « branché » des Halles, au plus fort du drame du Sida.
Ces responsabilités, dans ces circonstances, accélérèrent les mues en cours.
Comme celles permises par l’esprit d’ouverture de la Congrégation de l’Oratoire, que j’avais rejointe après cinq ans de séminaire: dans ses écoles prestigieuses, celle-ci avait accueilli, et plus ou moins formé, La Fontaine, Malebranche, La Bruyère, Montesquieu […] et, plus récemment, Philippe Noiret (qui aimait le rappeler), Polnareff… et Mesrine!
Et, après mes études d’histoire dans les universités agitées des années 70, je passerai mes premières années d’enseignement dans le grand internat oratorien de Saint-Martin àPontoise, où  se vivaient, dans un environnement de verdure très british, des temps plus insouciants qu’aujourd’hui.
Autant de plongées dans des mondes inconnus pour moi auxquelles s’ajoute la découverte de complexités personnelles dont je prends progressivement conscience. Je réalise alors l’écart grandissant entre les difficultés de nos itinéraires de vie et les affirmations péremptoires de l’Église.
Et ne tarderont pas àsuivre mes interrogations sur la façon étrange -parfois inquiétante -dont celle-ci fonctionne en interne.
Tout cela, sur fond de pluralité religieuse développant des confrontations au cÅ“ur même de la France des cathédrales. Autant de raisons amenant beaucoup aujourd’hui àrenoncer àtoute croyance, ou quelques-uns àvivre en camp retranché.
Pour ma part, je n’ai jamais songé àabandonner le navire, ni mon service de matelot, sur ce qui ressemble de plus en plus au Titanic: ce Titanic dont on dit que les musiciens jouaient, sur le pont, «Je crois en Toi, mon Dieu » pendant que le bateau s’enfonçait dans la mer.
Cette image s’est imposée àmoi en comparant certains reportages des foules massées Place Saint-Pierre, avec la pratique religieuse en grand déclin dans la plupart des communautés de notre vieux continent : autour de moi, famille, amis, jeunes des écoles où je suis présent ne cachent pas, pour la plupart, qu’ils sont maintenant « bien loin de tout ça».
Je m’interroge souvent sur ce dont discutent nos capitaines quand ils se réunissent en conclaves, synodes et autres « assemblées plénières ». Les échos, plus ou moins feutrés, qui nous en par viennent, ne semblent pas traduire d’inquiétudes extrêmes.
Certes, je partage leur conviction que le message évangélique peut encore donner sens, et pour longtemps, àla vie de plus d’un. Reste que le nombre de ceux qui, dans le monde occidental, disent encore leur foi au Christ ressuscité, et au royaume de fraternité qu’il nous ouvre, est en chute libre. Quant àcelui de ceux qui se rassemblent chaque dimanche, «le jour du Seigneur », pour proclamer et célébrer cette foi, il se réduira bientôt àune peau de chagrin. Sans parler de ceux, plus ou moins croyants et exceptionnellement pratiquants, qui ne voient plus en l’Église qu’une institution sclérosée incapable de s’adapter aux réalités d’aujourd’hui et de s’amender, de façon crédible, de ses erreurs d’hier.
C’est du moins ce que j’en vois, d’où je suis.
[…]
Des mutations d’environnement dont beaucoup n’ont pas encore pris conscience et qui pourraient bien valoir à certains, très au-delàd’un petit monde clérical, une véritable gueule de bois. Car ce qui est en jeu, c’est bien autre chose que l’avenir de la « firme vaticane ». C’est l’ouverture vers l’Infini que Léonard de Vinci fait surgir de la lumineuse douceur du ciel àl’instant de la dernière Cène ; c’est la compréhension intime des plus belles pages de saint Augustin àBernanos, en passant par Thérèse d’Avila, Pascal et Spinoza ; c’est la prière intérieure qui habite les compositions de Jean-Sébastien Bach …
Il y a peu de chances aujourd’hui que si des hommes débarquent bientôt sur Mars, on réédite l’épisode de 1969 quand, dans le monde entier, les téléspectateurs découvraient les premiers pas sur la lune sur fond du Magnificat du Cantor de Leipzig. Et peut-on croire que les fresques de la Sixtine procureront encore la même émotion quand elles seront l’un des derniers endroits où le doigt de Dieu s’apprête àrejoindre le doigt de l’homme?
Il n’en manquera pas pour voir làles inquiétudes d’un homme qui, àl’automne de sa vie, avec son lot de deuils et ses peurs intimes, craint les bouleversements de son univers familier et s’interroge sur son destin.
Peut-être.
Ultime croisade pour la défense d’un Occident chrétien ?
Certainement pas.
Tel n’est pas non plus le combat mené par le premier pape choisi hors du continent européen. Et le Supérieur des Jésuites de la Province de France déclarait récemment que ce Pape, lui même jésuite, rendait l’Église catholique « plus aimable, plus surprenante, moins figée, plus ouverte». Son choix du nom du saint d’Assise proclamant sa proximité avec toutes les créatures dans une nature respectée et l’impérieux devoir de fraternité àl’égard des plus pauvres. Des exigences qui parlent encore àbeaucoup aujourd’hui.
Évidemment, le « printemps de l’Église », dont certains parlent sans doute un peu vite, ne saurait dépendre que cl’ une hirondelle… fut-elle papale.
Mais, face àl’heure d’une offensive massive de groupes religieux qui privilégient les prescriptions de rites et des rituels àla conversion du cÅ“ur -quand ils n’appellent pas àla haine de ceux qui ne pensent pas comme eux -, la sympathie que suscite le successeur de Pierre nous indique un chemin.
Après 40 années de service pastoral, avec toutes les interrogations qu’elles ont suscitées et toutes les rencontres qu’elles m’ont permises, mes quelques propositions souhaitent être une invitation àretrouver ce chemin.
Il nous conduit aux premières communautés  chrétiennes, pour y retrouver l’esprit de ceux qui suivirent Jésus sur la montagne.
Car si des publicains, des pêcheurs de Galilée et leurs infréquentables voisins samaritains, furent séduits par l’Évangile, c’est parce que le Christ, en même temps qu’il leur rappelait les exigences du Royaume, osa s’asseoir àleur table et manger avec eux.
C’est pourquoi, plus tard, ils le reconnurent quand il rompit le pain.