« 30 ans ! » par le Père Bernard Devert
L’équipe rectorale de Saint-Bonaventure m’invite à écrire un éditorial pour les 30 ans de mon ministère. Il m’a été donné de le vivre sur des lieux de fragilité, l’hôpital, la prison, auprès de jeunes touchés par la drogue et auprès des personnes en recherche d’un toit.
Certains m’interrogent sur la pertinence de cet engagement, pouvant apparaître comme « éclaté ». Il me semble traduire une attention à la vulnérabilité. Le Dieu de Jésus Christ ne se comprend vraiment qu’au cœur du fragile.
L’activité déployée par Habitat et Humanisme n’est pas de se servir, mais de servir les oubliés de la Société qui ne parviennent pas à trouver une place. Jamais, le Seigneur ne la revendique, s’identifiant à ceux qui ne comptent pour rien pour n’avoir rien.
Serais-je une vocation tardive, non. J’ai répondu un peu tardivement. Jésus, comme charpentier, ne travailla-t-il pas jusqu’à l’âge de 30 ans, comprenant que monter sur les toits nécessitait un long apprentissage pour « découvrir » les toits de l’amour que sont les cieux.
Tout ce qui est humain ne lui sera jamais indifférent. Cette humanité est clé de ma vocation, touché par deux livres, l’un d’un Dominicain, le père Bernard Bro : Dieu seul est humain et l’autre d’un Jésuite, le père Varillon : l’Humilité de Dieu. Très justement, Sylvie Germain parle d’un Dieu, non pas tout puissant mais tout désirant.
Ce désir révèle une attente inouïe et infinie dont témoigne la parabole de l’Enfant Prodigue. Les deux fils enfermés dans leurs certitudes et leur sécurité, ne parlent que de possession, d’héritage, étrangers à tout partage. Or, le divin ne s’accapare pas ; peut-être même ne se trouve-t-il pas, il s’éprouve.
Mon ministère m’a donné la chance d’être aumônier au Centre anticancéreux de Léon Bérard à Lyon pendant douze ans. Un « long séminaire » au cours duquel je fus autant accompagné qu’accompagnateur.
Que de frères et sœurs souffrants, touchés par la fragilité, entrevoyaient, mieux que moi, le divin, m’évitant ainsi de les encombrer d’idées académiques qui défigurent Dieu. J’ai saisi l’expression de Claudel qui fait dire au Bon Larron : « sur un regard, j’ai tout compris ». Que de regards m’ont ouvert des éclats d’infini.
Je pense à Peters dont le père était nazi. À une heure avancée de la nuit, l’infirmière à qui il demandait la présence du psychiatre, lui suggéra de me rencontrer. Il refusa, mais malicieusement, elle lui précisa : « lui, c’est différent il a votre âge ». Rentrant dans cette chambre, ses premiers mots furent : « Curé, je ne t’aime pas ». Je lui répondis que le sujet n’était pas qu’il m’aime mais qu’il s’aime. Avec quelque insolence, il me demanda, ricanant : « vous savez ! ». Je
gardai le silence quelques instants, me risquant à lui conter – non pas à lire – la parabole de l’Enfant Prodigue.
Au cours des trois semaines qui précéderont sa mort, je le rencontrerai chaque nuit. Il demanda alors à sa compagne que je célèbre son A-Dieu en lisant simplement la parabole de l’Enfant Prodigue suivie de la symphonie inachevée de Beethoven. Réconcilié avec lui-même et les autres, il ne doutait pas que le Père Prodigue achèverait en lui ce qu’il avait commencé.
Bernard Devert, fondateur d’Habitat et Humanisme