La miséricorde, « sacrement du frère »
Une méditation de François Picart
Une méditation de François Picart
En ce temps-là, Jésus disait àses disciples : « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, alors il siégera sur son trône de gloire. Toutes les nations seront rassemblées devant lui ; il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des boucs : il placera les brebis àsa droite, et les boucs àgauche.
Alors le Roi dira àceux qui seront àsa droite : Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j’avais faim, et vous m’avez donné àmanger ; j’avais soif, et vous m’avez donné àboire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ; j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’àmoi !’ Alors les justes lui répondront : ‘Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu…? tu avais donc faim, et nous t’avons nourri ? tu avais soif, et nous t’avons donné àboire ? tu étais un étranger, et nous t’avons accueilli ? tu étais nu, et nous t’avons habillé ? tu étais malade ou en prison… Quand sommes-nous venus jusqu’àtoi ?’ Et le Roi leur répondra : ‘Amen, je vous le dis : chaque fois que vous l’avez fait àl’un de ces plus petits de mes frères, c’est àmoi que vous l’avez fait.’
Alors il dira àceux qui seront àsa gauche : ‘Allez-vous-en loin de moi, vous les maudits, dans le feu éternel préparé pour le diable et ses anges. Car j’avais faim, et vous ne m’avez pas donné àmanger ; j’avais soif, et vous ne m’avez pas donné àboire ; j’étais un étranger, et vous ne m’avez pas accueilli ; j’étais nu, et vous ne m’avez pas habillé ; j’étais malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité.’ Alors ils répondront, eux aussi : ‘Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, avoir soif, être nu, étranger, malade ou en prison, sans nous mettre àton service ?’ Il leur répondra : ‘Amen, je vous le dis : chaque fois que vous ne l’avez pas fait àl’un de ces plus petits, c’est àmoi que vous ne l’avez pas fait.’ Et ils s’en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes, àla vie éternelle. »
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu (Mt 25, 31-46)
Tous les trois ans, la grande fresque du jugement dernier illustre la royauté du Christ sur l’univers, en alternance avec le dialogue de Pilate avec Jésus et le récit de sa mort en croix, sur laquelle un écriteau le présentait au passant comme le roi des juifs. Un point commun entre ces textes est le service de la miséricorde, cette disposition inscrite dans le cœur de l’homme, qui le rend sensible au malheur des autres. Crucifié entre deux condamnés, Jésus est interpellé par l’un d’entre eux : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras inaugurer ton Règne. » Et Jésus de répondre : « aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le paradis ». À l’inverse, Pilate refuse d’exercer la miséricorde envers Jésus qui l’avait incarné sans aucune restriction, posant des actes réservés àDieu et contestant l’interprétation de la loi qui était faite, lorsque la miséricorde était mise sous condition préalable.
Dans l’évangile de ce dimanche, la mise en scène du jugement royal montre comment le service de la miséricorde incarné par Jésus, n’est pas seulement de l’ordre d’une exhortation morale, par laquelle les disciples imiteraient ou suivraient leur maître, ou encore obéiraient àun commandement divin. Dans ce schéma Dieu ou le maître resterait extérieur àla scène. Ici, Dieu se compromet dans le service de la miséricorde, parfois présenté comme « sacrement du frère » (Saint Jean Chrysostome). Dans l’Esprit-Saint, il est signe et moyen pour discerner la présence du Seigneur aujourd’hui. Mais, personne ne le reconnaît : ni les justes, ni les damnés. Peut-être parce que tous le cherchent du côté du miséricordieux àimiter, pour mieux le louer tel le pharisien de l’Évangile, satisfait des bonnes actions dont il se contente selon la seule mesure de la loi qu’il suit scrupuleusement. Dommage ! Le miséricordieux était aussi du côté de ceux qui ont besoin de la miséricorde, qui le sollicitent au-delàde ce que lui dit sa conscience, il épouse leur cause, entretient la flamme de leur espérance et garantit leur dignité, làoù le regard posé sur leur situation pourrait les réduire àl’état de victime.
L’étonnement des justes et des damnés renvoie àl’intranquillité dans laquelle nous plongent les situations qui sollicitent le miséricordieux qui veille en nous. Elles commencent par nous déranger, par nous déstabiliser, par nous inquiéter parfois. L’étonnement, et le déplacement qu’il appelle, sont ici une condition pour que l’exercice de la miséricorde ne soit pas seulement l’occasion de nous conformer àun devoir moral, mais qu’il puisse devenir l’occasion de vivre une rencontre pascale avec le Christ.
Ainsi compris, ce texte offre, àtitre d’illustration, un éclairage de l’histoire de l’ACAT (l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture). Avec la Déclaration universelle des droits de l’homme, la fresque du jugement dernier est l’une des références évangéliques qui oriente son action. Or depuis sa création en 1974, le mandat de l’association a été élargi par ses membres. D’abord centré sur la lutte contre la torture, il a ensuite pris en compte cette forme de torture qu’est la peine de mort, puis la protection des victimes, en particulier les réfugiés, souvent menacés de torture ou de mort. À chaque étape, les débats ont montré que la décision n’allait pas de soi : les membres se sont laissé déranger et déplacer.
L’identification du Christ avec « l’un de ces petits » qui en appelaient àla miséricorde, a eu un impact dans deux directions qui sont liées : l’approfondissement de la réflexion sur le mandat au moment de l’élargir et le rôle de la notion de dignité de la personne humaine. « Les petits » de l’Évangile ne sont pas les membres d’un peuple particulier, ni les adeptes d’une religion particulière, ni des victimes sur lesquelles les bienfaiteurs miséricordieux se pencheraient. Ils sont d’abord des sujets dignes de droits, àrestaurer parce que bafoués, en raison d’une dignité universelle fondée dans l’amour préférentiel que Dieu leur prodigue, en épousant leur cause jusqu’às’identifier avec eux.
François Picart, prêtre de l’Oratoire