L’état de prêtrise chez Bérulle et à l’Oratoire jusqu’à la Révolution française
Conférence donnée par le Professeur Dominique Julia en l’église Saint-Eustache, àParis, le dimanche 3 décembre 2017.
J’ai beaucoup hésité avant d’accepter l’invitation du Père François Picart àvenir vous parler du sacerdoce ministériel dans la congrégation du premier Oratoire. Tout d’abord parce que je ne suis pas théologien ni même historien de la théologie ou de la spiritualité, ce que lui ai spécifié pour qu’il n’y ait pas de quiproquo. Mais comme il a maintenu sa proposition en dépit de mes réserves, me voici embarqué dans un sujet que je maîtrise mal. Je dois d’ailleurs avouer, àma grande honte, que je n’étais pas un lecteur intensif de Bérulle et que la préparation de cet exposé m’a permis de me plonger dans cette Å“uvre océanique dont on prend mesure aujourd’hui grâce àl’édition de ses Å’uvres complètes procurée par la congrégation de l’Oratoire actuelle, qui s’achèvera avec la publication du dernier tome de la Correspondance, et qui a commencé en 1995 avec la toute première édition et traduction des Collationes inédites, c’est-à-dire des conférences spirituelles données entre 1611 et 1615 par Bérulle aux premiers oratoriens, dont les notes recueillies en langue latine laissent supposer qu’elles étaient données en latin aux théologiens qui avaient rejoint le fondateur. Le mouvement de cette redécouverte de Bérulle s’est fait en plusieurs temps et a presque un siècle d’existence : il y avait eu d’abord l’appropriation très particulière qu’en avait faite Henri Bremond dans le tome III de l’Histoire littéraire du sentiment religieux, publiée en 1921, où il systématise et radicalise le théocentrisme de Bérulle pour mieux l’opposer àl’ascétisme anthropocentrique des jésuites. Il y a eu surtout la décennie 1950-1960 et le séminaire de Jean Orcibal [Le cardinal de Bérulle, évolution d’une Spiritualité, Paris, 1965] qui consacra plusieurs années de celui-ci àla spiritualité de Bérulle et àl’établissement d’une chronologie de ses Å“uvres de piété puis publia un livre essentiel en 1965 sur l ‘évolution de sa thématique spirituelle . Cette redécouverte doit aussi beaucoup aux auditeurs fidèles de ce séminaire dont les sulpiciens Paul Cochois et Michel Dupuy, ce dernier, mort en 2011, qui fut l’un des artisans infatigables de cette nouvelle édition.
Il n’est pas facile non plus de le traiter dans la mesure où il s’agit d’inscrire cette question théologique dans une histoire complexe où il convient de ne pas se perdre. Le titre qui vous a été proposé n’est pas celui que j’avais choisi. Volontairement, je n’avais pas repris le terme de vocation car celui-ci désigne essentiellement au XVIIe siècle le mandat reçu de l’autorité hiérarchique qui envoie en mission et j’avais plutôt suggéré « l’état de prêtrise ». Dans les Collationes, Bérulle invite les oratoriens « àfaire grand cas de l’esprit de leur vocation » (Å’uvres Complètes de Pierre de Bérulle, Le Cerf, tome 1, Collationes 314, p. 51.), c’est àdire l’esprit de la tâche qui leur incombe. Quand il veut « bien apprécier l’esprit de notre vocation », il cherche à« savoir àquelle perfection nous sommes appelés.» (OC, tome 1, Coll. 315, p. 53)
«Notre action, en effet, dans sa totalité consiste àcommuniquer au prochain le Corps ou l’Esprit de Jésus-Christ et toute action qui ne se rapporte pas àces fonctions doit être regardée comme ne nous concernant pas. » (Coll. 316, p. 54 ). La vocation renvoie donc àla mission reçue dans l’Eglise par les oratoriens et non au chemin psychologique et spirituel intérieur qui a conduit chacun de ses membres. Cet itinéraire est plutôt désigné par le terme de voie : la fidélité dans les voies de Dieu requiert « que l’âme ne choisisse que Dieu et ne choisisse point d’autres voies, laissant àla divine volonté de les choisir pour elle et de les ordonner sur elle. Et cela est un des hommages que la créature doit àl’autorité suprême de son Créateur ». Nous sommes ici dans le vocabulaire de l’hommage et de la servitude, si chers àBérulle, qui conçoit aussi les rapports de la créature et du Créateur dans une relation de vassal àsuzerain. (OC, tome 4, Opuscule de Piété 188, De la fidélité dans les voies de Dieu, p. 53 )
Dans cet exposé, je partirai, dans une première partie de la théologie sacerdotale de Bérulle, pensée complexe, toujours en mouvement que l’on risque de réduire en voulant trop la systématiser. Je m’attarderai, dans une deuxième partie, sur la fondation de l’Oratoire dans son contexte. J’essaierai enfin de voir comment l’Oratoire a pu rester fidèle ou non aux intuitions de son fondateur, en m’appuyant principalement sur les assemblées générales de la congrégation, lieu d’une retraite spirituelle, où le Père général rappelle àl’ensemble des députés, au cours de conférences délivrées àchaque session, la tradition sacerdotale dans laquelle ils s’inscrivent. Je laisserai délibérément de côté, faute de temps pour les traiter, des questions intellectuelles ou spirituelles capitales qui ont traversé toute l’histoire de la congrégation, tel le cartésianisme ou le jansénisme.
Pour situer la théologie du sacerdoce de Bérulle, il faut rappeler un certain nombre de points fondamentaux. Au moment où celui-ci commence àécrire, la France sort àpeine des guerres de Religion par l’Edit de pacification de Nantes de 1598 qui établit pour presque un siècle les positions respectives des catholiques et des protestants. Bérulle appartient par sa mère, Louise Séguier, àune très grande famille de robe qui a déjàatteint les plus hauts postes de service, au milieu des grands serviteurs de l’Etat et des grands officiers de la couronne. Il est très lié aussi au milieu des anciens Ligueurs puisqu’il fréquente assidûment le cercle dévot du couple Acarie. La réflexion du jeune prêtre et théologien (en 1600, il a vingt-cinq ans) s’enracine très fortement dans la lutte contre l’hérésie. En 1599, lorsqu’il écrit dans l’Avis au lecteur [OC, tome 6, p. 74-75]  àpropos de la possession de Marthe Brossier il n’apprécie guère qu’il soit « libre àchacun d’écrire et de parler de Dieu selon son goût sans respect de la créance commune », et il s’interroge sur la pertinence du « sauf-conduit de la liberté publique ouverte depuis peu de temps en ce royaume, sauf-conduit le plus ample, car il a lieu par toute la France ; le plus durable, car il est gravé du fer et signé du sang des guerres passées ». (OC, VI, p. 74-75). L’extirpation de l’hérésie est au fondement de la théologie de Bérulle. Écrivant àla reine Henriette d’Angleterre en janvier 1626 et lui commentant le mystère de la Nativité de Jésus, il en vient àparler d’Hérode : « Madame, l’hérésie est l’Hérode de votre âme et de ce siècle : c’est un Hérode que vous devez détester et abominer, c’est l’Hérode dont il faut vous éloigner » (Dagens CB, III, lettre 576, publiée avec le n° 656 dans OC, tome 12, p. 97) . Le combat est ici un combat tout àla fois apocalyptique et politique et l’on sait àquel point Bérulle fut engagé en politique comme conseiller de la Reine-Mère Marie de Médicis, confesseur et directeur spirituel d’Henriette d’Angleterre, puis conseiller d’Etat de Louis XIII.
1) Les discours de controverse
La pensée de Bérulle est fondamentalement marquée par son activité de controversiste. Il publie, en 1609, trois discours de controverse peu de temps après une conférence contradictoire qui avait opposé en avril de la même année un pasteur protestant et un père jésuite : le titre affirme qu’il s’agit du « narré », c’est-à-dire du récit de cette conférence. Même si ces textes polémiques ont pu être rédigés sous la pression de l’événement, ils n’en expriment pas moins combien la réflexion théologique du futur fondateur de l’Oratoire s’enracine depuis fort longtemps dans ce combat. Je soulignerai seulement deux traits essentiels de ces discours de controverse.
Le premier discours écrit dans De la mission des pasteurs en l’Église sur l’article 31 de la confession de foi imprimée àGenève (OC, tome 6, § III, p. 181.) rappelle la tradition ininterrompue de l’Eglise depuis les apôtres envoyés par le Christ, alors qu’au dire de Bérulle, les premiers apôtres des églises protestantes ont porté « les armes dans un champ de bataille. Car leurs premiers conciles ont été les armées, leurs oracles, les foudroiements des canons, leurs miracles non les feux descendus du ciel comme aux anciens prophètes, mais des feux allumés par la chrétienté, comme si leur évangile empistolé (évangile d’une Eglise plus évidemment pistolique qu’apostolique) devait en sa naissance sentir la poudre de révolte et l’alcoran, que le monde n’a appris qu’au bruit des armes et au son des trompettes. » (OC, tome 6, §XVII, point 3, p. 206). Le reproche majeur que Bérulle adresse aux ministres protestants est qu’en réalité ils ne sont pas des envoyés. Aucune Eglise chrétienne ne peut prétendre « se dresser de nouveau par des gens suscités par Dieu de façon extraordinaire », et il n’y a pas d’autre principe d’autorité apostolique en l’Eglise chrétienne que celle qui est dérivée de la puissance de Jésus-Christ par ses apôtres sans interruption (OC, t. 6, p. 206). Il faut chercher l’Eglise « qui ait Jésus-Christ pour auteur et pour fondement primitif et absolu et qui ait été édifiée par lui il y a seize cents ans […] qui ait pris sa naissance et son origine dans Jérusalem[…] marquée d’une suite perpétuelle de peuple et de pasteurs en tout temps ». Il rappelle « qu’il n’y a que Dieu seul qui puisse appeler sans être appelé et envoyer sans être envoyé, parce qu’il est le seul souverain en son Etat en une manière incommunicable àtout autre » (OC, tome 6, § XIX, p. 211). La mission du prêtre imite donc celle du Fils envoyé par le Père : l’archétype en est le mystère de la Trinité. La hiérarchie ecclésiastique s’ente et se modèle sur la hiérarchie trinitaire.
L’autre thème majeur du Second discours Du sacrifice de la messe célébré en l’Église chrétienne est celui de l’Eucharistie. Celle-ci est pour Bérulle une conséquence de l’Incarnation. « Jésus-Christ est lui-même au sacrement qui est célébré et le sujet en sa divinité et le ciment de notre alliance en son humanité. Jésus-Christ est sur la terre et l’objet que les chrétiens y adorent et l’hostie par laquelle ils le doivent adorer. Et comme nous reconnaissons tous que Jésus-Christ est le prix et le sacrifice de notre rédemption, et la monnaie en cours et en poids au sanctuaire de Dieu par laquelle nous payons toutes nos dettes àla justice divine, aussi est-il comme le tribut et le sacrifice de notre religion. Et vous voyez par les yeux de la foi et l’ouïe de sa parole qu’il veut être mis en nos mains en son autel, comme s’il était cette monnaie qui porte […] l’image vive de Dieu empreinte, par laquelle nous payons tribut au Roi de gloire et rendons l’hommage de notre servitude perpétuelle àsa divine Majesté » (OC, tome 6, § IV, p. 241). Nous avons ici, dès avant même la fondation de l’Oratoire, tous les éléments majeurs de la théologie sacerdotale de Bérulle
 2) Hiérarchie d’ordre, hiérarchie mystique des âmes
Bérulle souhaite en fait que la hiérarchie d’ordre, le mandat divin reçu du Christ et hiérarchie mystique des âmes puisse coïncider. L’un des thèmes récurrents de sa pensée est que l’héritage de l’Eglise primitive s’est dispersé et est passé en d’autres mains : « Au origines l’Eglise était divisée en deux parties, toutes deux saintes, si nous considérons son institution et son origine : l’une est le peuple, l’autre le clergé ; l’une reçoit la sainteté et l’autre l’influe.[…] Lors la sainteté résidait au clergé, comme en son fort, et abattait les idoles et les impiétés de la terre ; lors le clergé, composé des prélats et des prêtres, ne respirait que choses saintes, laissant les choses profanes aux profanes ; lors le clergé portait hautement gravées en soi-même l’autorité de Dieu, la sainteté de Dieu, la lumière de Dieu ; trois beaux fleurons de la couronne sacerdotale joints ensemble par le conseil de Dieu sur les oints, sur ses prêtres et sur son Eglise, tellement que ses premiers prêtres étaient , et les saints et les docteurs de l’Eglise ; Dieu conservant en un même ordre autorité, sainteté et doctrine ; et unissant ces trois perfections en l’ordre sacerdotal en l’honneur et imitation de la Sainte Trinité, où nous adorons l’autorité du Père, la lumière du Fils et la sainteté du Saint-Esprit, divinement liés en unité d’essence ». La corruption du temps a dispersé l’héritage passé en d’autres mains, l’autorité restant aux prélats, mais la sainteté allant aux religieux et la doctrine aux académies.
Il s’agit donc de revenir aux origines apostoliques de la prêtrise, d’affirmer avec force, face en particulier aux vÅ“ux de religion, la dignité et la supériorité de l’état sacerdotal. Les vÅ“ux de religion sont le résultat d’une action volontaire de l’homme qui choisit une vertu particulière : par exemple la solitude pour les chartreux, l’obéissance pour les jésuites, la pauvreté pour les franciscains. L’ordre sacerdotal naît, lui, d’une consécration divine. L’état de prêtrise pour Bérulle requiert deux conditions :
Cette théologie est restée au cÅ“ur de la vie spirituelle de l’Oratoire, comme l’attestent de très nombreux ouvrages, tels le De sancto sacerdotio du Père Paul Metezeau, l’un des tout premiers compagnons de Bérulle, publié en 1631, ou bien L’idée du sacerdoce et du sacrifice de Jésus-Christ donnée par le Père de Condren, livre publié en 1677 par Pasquier Quesnel àpartir de notes qu’avaient recueilli des auditeurs des conférences spirituelles du successeur de Bérulle àla tête de la congrégation.
Il reste que cette théologie doit s’incarner et s’inscrire dans une organisation. Dans l’action de Bérulle, on est frappé d’une part par l’activité intense qu’il déploie, d’autre part par le fait qu’il n’a pas laissé de règles ou de constitutions àla congrégation qu’il a fondée. Sur le premier versant, il est très frappant de voir qu’il peut tout-à-fait déléguer ses pouvoirs, dès lors qu’il se trouve empêché de diriger ou de visiter par ses diverses charges àla cour. Par le lien épistolaire, il entretient la direction spirituelle qu’il a commencée avec les conférences, comme lorsque, partant en Angleterre pour quelques mois, il laisse en 1625 un Mémorial de direction pour les supérieurs des maisons. Dans sa Correspondance, il est visible qu’il connaît personnellement chacun des membres du corps de l’Oratoire, qu’il sait précisément leurs capacités intellectuelles et spirituelles et qu’il opère les mutations du personnel en fonction des besoins spécifiques de chacun des lieux concernés. Quant aux règles de l’Oratoire, ce n’est pas qu’il n’y ait pas songé. On a au contraire de très nombreux projets de sa main qui ont été minutieusement recensés et publiés par Michel Dupuy. Il y a au moins deux raisons àcette constante remise en chantier. La première est que Bérulle entend se distinguer des ordres religieux et ne pas se laisser enfermer trop tôt dans une forme contraignante de constitutions. Il préfère de beaucoup parler d’usages, de mÅ“urs (mores) et d’expérience commune qui définiront mieux le corps que toute loi ou texte réglementaire. En cela, il est d’ailleurs très proche d’autres fondateurs : Vincent de Paul a très longtemps préféré pour les Filles de la Charité, le statut de confrérie, malléable àsouhait, qui évitait de transformer cette congrégation nouvelle en « religion ». La seconde raison est que pour Bérulle, ce ne sont pas des règles extérieures qui maintiendront l’unité du corps de l’Oratoire. Ce sont en effet les dispositions intérieures de chacun de ses membres et la charité qui les unit. D’où l’importance des Collationes, ces conférences que Bérulle donne régulièrement aux oratoriens pour construire l’armature spirituelle de la congrégation.
Dans les négociations qui précèdent l’institution de l’Oratoire, Bérulle suit très précisément le parcours des suppliques envoyées àRome et leur passage par les congrégations de cardinaux ainsi que la terminologie employée dans la rédaction de la bulle, demandant ajouts, retraits ou corrections. Il souhaite que si dans la bulle, le pape donne des pouvoirs àl’archevêque de Paris pour approuver les statuts, ce ne soit qu’en tant que celui-ci est délégué par le Saint-Siège.  En effet, s’il veut que l’Oratoire dépende des évêques pour tout ce qui concerne les fonctions ecclésiastiques (prédications, exhortations familières, catéchismes, missions rurales, confessions, visites des hôpitaux) et si même, dans un premier temps, il a pu penser àun vÅ“u spécial d’obéissance àceux-ci, il estime nécessaire que la congrégation ne leur soit pas sujette en ses institutions et en sa direction : il en va de l’uniformité même du corps. C’est pourquoi il veut que la congrégation dépende immédiatement du St Siège et qu’elle dépende d’un supérieur général  : « Si les prélats avaient droit de régler ce corps au dedans comme au dehors, c’est bien alors qu’au lieu d’être une congrégation ayant une forme de vie commune, ce serait bien plutôt une véritable disgrégation sans lien, sans union, dont chaque maison tirerait son esprit, sa règle, sa discipline des ordinaires des lieux où elles seraient établies, dont chacun dans son diocèse et ses successeurs après lui les formeraient et les façonneraient àleur guise et selon leurs goûts et leurs vues particulières d ‘où il arriverait infailliblement que tout serait bientôt dissipé ». Il s’agit non seulement d’unir le clergé de chaque diocèse àson évêque, mais d’unir « plus étroitement tout le clergé de France dans la soumission et l’attachement au Saint-Siège ». Avantage qui ne peut être obtenu que par la subordination commune àun même supérieur général. Un triple lien est ainsi institué : l’ensemble du corps est soumis au Siège apostolique ; chaque communauté àl’évêque pour les fonctions ecclésiastiques ; chaque membre du corps au supérieur général. Vue du point de vue de Rome, la congrégation demandée par Bérulle présente donc une grande singularité : elle se veut àla fois exempte de l’autorité des évêques pour son organisation interne, ressemblant en cela aux ordres réguliers, mais dépendante d’eux dans sa mission et ses fonctions : elle est proche des oblats de Milan et de l’Oratoire romain quant àla mission mais s’en distingue fortement par un gouvernement interne supradiocésain.
Dès que l’Oratoire est fondé, il suscite aussitôt des polémiques et des batailles parce qu’il vient déranger des positions établies ou en cours d’établissement. La société d’Ancien Régime est une société de corps et de corporations et ceux-ci n’entendent pas se laisser déposséder de leurs droits légitimes. Lorsque, le 10 octobre 1612, Henri de Gondi, évêque de Paris, accueille àbras ouverts (obviis ulnis) les pieux désirs de « quelques prêtres, des docteurs ou bacheliers de cette faculté sacrée de théologie et d’autres remarquables par leur piété et leur genre de vie » et les institue en congrégation, il n’imagine sans doute pas les conflits et les difficultés qui vont naître qui vont naître. Je n’en retiendrai ici, faute de temps que trois.
L’hémorragie qu’opère l’Oratoire en attirant des membres de la société de Sorbonne (mais aussi de Navarre) dont une douzaine au moins sont venus rapidement rejoindre les rangs de la nouvelle congrégation déclenche la colère des théologiens de l’Université. L’ancien syndic de la Faculté de théologie de Paris Edmond Richer a vu avec déplaisir l’un de ses disciples préférés, Claude Bertin, le quitter pour partir àl’hôtel du Petit Bourbon où logent les pères du nouvel Institut : s’il ne réussit pas àentraîner ni la Faculté de théologie ni les autres Facultés dans son désir de déchoir les docteurs entrés àl’Oratoire des droits attachés àleurs degrés, l’affaire va cependant jusqu’au Parlement. Le prieur de Sorbonne fait adopter le 14 août 1614, dans la maison et société de Sorbonne un statut qui déclare les docteurs entrés dans la congrégation « déchus de tous leurs droits et privilèges de la société et privés de toute voix active ou passive, sans espérance d’être rétablis ». Tous ceux qui postuleront àl’avenir pour être admis àla Sorbonne prêteront serment qu’ils n’ont point le dessein de passer dans les nouveaux ordres. De cette bataille violente qui dégénéra en pamphlets invitant les oratoriens « àrejoindre les Pères jésuites et prêcher la foi chez les Topinambous », on peut tirer au moins deux leçons : d’une part, la nouvelle congrégation est perçue dans l’université comme une nouvelle famille de réguliers et l’Université, très sourcilleuse sur son caractère « séculier » n’entend pas se laisser concurrencer par une élite intellectuelle du clergé qui quitterait ses rangs pour rejoindre Pierre de Bérulle. D’autre part, ce dernier est soucieux de ne pas engager le corps qu’il dirige dans les querelles incandescentes des théologiens : l’institution des prêtres qu’il envisage n’est pas « en la science » comme aux séminaires » (il pense ici aux collèges universitaires) mais « en l’usage de la science, que l’école et les livres n’apprennent pas, et aux vertus proprement ecclésiastiques et en la forme d’exercer avec prudence, esprit et efficace les fonctions ecclésiastiques où chacun pour l’ordinaire, n’a point de maître ni de guide que sa propre suffisance et expérience » (Dupuy, Bérulle et le sacerdoce, section I OR 1, 1610, § 5, p. 261.) [ suffisance signifie ici capacité, aptitude, NDLA]. Ce n’est bien évidemment pas la seule fois que les oratoriens seront entraînés dans des querelles universitaires. Mais Bérulle demeure très réservé sur l’arrogance qui règne en ces disputes : « Il semble (s’il est permis de le dire) que plusieurs Académies chrétiennes ne respirent guère plus d’humilité d’esprit et quelquefois moins de vertu et modestie que les Lycées, les Portiques et les Académies profanes.» (Du bon usage de l’esprit et de la science sur ces paroles : « Dieu est le Seigneur des sciences ; àlui nos pensées.», OC, tome 4, OP 296, p. 333) ; Pour le fondateur de l’Oratoire, le premier péché du monde est un péché d’esprit : alors que nous devrions avoir confusion de notre ignorance, « puisque ce que nous ignorons est incomparablement plus grand que ce que nous savons, le péché d’esprit est un péché « de vanité d’esprit » : or « la vanité est opposée àla vérité. Reprenant le verset de saint Paul (1 Corinthiens 8, 11) selon lequel « la science enfle et la charité édifie » (OP 296, § X, p. 343), Bérulle souhaite donc que dans les maisons de l’Oratoire, les membres de la congrégation travaillent àacquérir l’esprit, « source et origine de toute vertu qui est l’esprit de Dieu, l’Esprit de son fils unique notre Seigneur Jésus-Christ ». Il s’agit donc de « veiller sur les maisons des collèges entre toutes les autres afin que comme il y a plus d’exercice de l’esprit humain, les exercices de l’Esprit de Dieu ne s’y diminuent pas et que l’usage de la piété prédomine l’usage de la science. C’est pourquoi nous désirons que l’oraison, la fréquence des sacrements, l’abnégation intérieure et extérieure, les conférences spirituelles et les pratiques d’humiliation n’y soient jamais omises […] Or entre les vertus de l’esprit nécessaires àtous ceux qui enseignent et qui étudient, celles-ci sont les principales et d’où dépendent toutes les autres, àsavoir l’humilité d’esprit contre la présomption, l’assujettissement d’esprit contre la licence et la liberté que l’esprit se donne, la modestie d’esprit contre l’arrogance et témérité, l’uniformité d’esprit contre la mauvaise disposition de ceux qui ne se plaisent qu’àcontredire » (OP, n°296, t. 4 OC p. 343-344).
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L’autre concurrence violente est celle des jésuites. On sait la proximité que Bérulle a eue avec la spiritualité jésuite puisqu’il a fait une retraite àVerdun en 1602 et pratiqué les Exercices spirituels de saint Ignace avec le Père Maggio. Mais il en a conclu que sa voie n’était pas celle d’une vocation religieuse. Il n’en reste pas moins que la fondation de l’Oratoire contrecarre fortement les projets jésuites. Les premiers oratoriens proviennent des mêmes milieux que les jésuites, c’est-à-dire de la noblesse et de la couche des officiers supérieurs de l’Etat (membres des cours parlementaires des cours des Comptes et des Aides). Ils visent aussi dans leur public ces mêmes milieux, tant pour la prédication des stations de Carême et d’Avent au sein des grandes paroisses urbaines, que pour la direction spirituelle qu’ils peuvent offrir aux hommes et aux femmes de ces couches sociales et pour les collèges dont ils prennent la direction. Dans ses premiers projets, Bérulle a bien pu insister sur le fait que la congrégation se retirera de « toutes les actions non propres àl’état de prêtrise, encore qu’elles y soient compatibles et soient louablement, utilement et dignement exercées par d’autres congrégations religieuses » ( mémoire envoyé au cardinal de Joyeuse, 1611, n°2, p. 263) et sur le fait « que l’institution , non de la jeunesse, comme aux Pères Jésuites, mais des prêtres seulement, serait une des fonctions de cette congrégation ». La bulle d’érection du 7 mai 1613 ne parle que « d’embrasser toutes les actions qui conviennent proprement et essentiellement àl’ordre sacerdotal » (lettre 102, t. 9, p. 289). Dans la lettre qu’il adresse en 1617 àun chanoine théologal de Poligny désireux d’entrer dans la congrégation, Bérulle souligne encore l’une des  différences majeures qu’il perçoit entre l’Oratoire et la Compagnie de Jésus : « Le corps des Pères Jésuites est principalement occupé àl’instruction de la jeunesse, encore que quelques particuliers s’emploient très dignement et très utilement àautre chose, et notre corps doit avoir pour dessein d’être spécialement occupé aux fonctions purement ecclésiastiques et c’est notre usage et exercice ordinaire et nous y destinons les jeunes d’entre nous dès le commencement , au lieu que la régence détient et occupe beaucoup d’esprits un long temps, et peut-être les rend moins aptes ou moins tôt aptes aux actions ecclésiastiques, comme étant plus habitués àce qui est de la classe que de l’église[…] (lettre de Pierre de Bérulle àHugues Quarré de mai 1617, OC, tome 9, lettre 147, p. 370). On le voit, Bérulle avait visiblement, au moins jusqu’en 1617 des réticences àengager l’Oratoire du côté de l’enseignement et sa lettre ne manifeste pas d’acrimonie particulière àl’égard de la Compagnie sinon les pouvoirs considérables qu’elle détient du Saint-Siège. Il n’empêche que l’Oratoire se trouve en concurrence directe avec la Compagnie de Jésus par son souci de privilégier, pour ses implantations les grandes villes plutôt que les petites (M. Dupuy, Bérulle et le sacerdoce, section II le sacerdoce et l’Oratoire présentés aux oratoriens OR 49, § 2, p. 261) car cette stratégie est exactement la même que celle des Jésuites. Bérulle, d’ailleurs précise ses intentions au moment des négociations avec les congrégations romaines pour obtenir la bulle d’institution : « Mon désir n’est pas de multiplier quantité de maisons proches, mais en avoir peu et grandes, c’es-à-dire remplies de bons sujets et en nombre parce que la condition de cet institut me semble le requérir ainsi. » (OC, tome 9, lettre 82 de Pierre de Bérulle àNicolas de Soulfour, au logis de M. le cardinal de La Rochefoucauld àRome, du 18 janvier 1612, p. 221-222.)
Sept ans plus tard, en 1623, le ton a entièrement changé : nous disposons de trois mémoires apologétiques (deux pour la Compagnie de Jésus, l’un pour l’Oratoire) qui révèlent les tensions extrêmement fortes qui règnent entre les deux congrégations et qui aboutissent àdes affrontements que le nonce Ottavio Corsini souhaiterait apaiser. Au-delàdes calomnies et des médisances auxquelles chacun des deux instituts accuse l’autre de se livrer, les jésuites prétendent que « les prêtres de l’Oratoire, en un conseil tenu àParis entre les principaux de leur congrégation ont résolu, poussés à cela par quelques-uns du Parlement de Paris et par quelques prélats, de prendre la charge d’enseigner en toutes les villes qu’ils pourront pour contrecarrer les Jésuites, àcause, disent-ils, que leur doctrine et leurs mÅ“urs ne s’accordent pas bien avec les privilèges de l’Eglise gallicane, ni avec le gouvernement politique de l’Etat, mais bien les maximes et façon de faire de ces Messieurs-là. Ils enseignent déjàen six ou sept endroits, pressent avec des artifices admirables d’avoir d’autres collèges. Leur intention est pour s’unir davantage avec les prélats de prendre charge de tous les séminaires des évêques de France, tant qu’ils pourront… (OC, tome 11, lettre 480 Mémoire des Jésuites, p. 79.)» « Ce n’est plus maintenant sous-main qu’ils en veulent aux Jésuites » (OC, tome 11, lettre 480 Mémoire des Jésuites, p. 80). Ce que révèle ce mémoire jésuite, c’est donc une situation de très âpre concurrence dans un moment où les élites urbaines souhaitent confier la direction de leurs collèges àdes congrégations issues de la Réforme post-tridentine : 46% des 105 collèges possédés par la Compagnie de Jésus au moment de son expulsion en 1764, soit 49 établissements lui ont été remis entre 1603 et 1630 : nous sommes donc très exactement au point de passage entre les anciens collèges du XVIe siècle tenus par des séculiers, parfois même des laïcs et les collèges remis désormais àdes congrégations de la Réforme catholique qui déchargent les municipalités du soin d’avoir àrecruter des professeurs pour remplacer ceux qui partent en déménageant àla cloche de bois, et assurent grâce àune Ratio studiorum un programme uniforme par classes de niveau gradué.
Le mémoire apologétique qu’envoie Bérulle l’avant-veille de Noël 1623 témoigne de plusieurs points nodaux : les attaques des jésuites visent àla fois le fondateur et la congrégation tout entière. La première édition des Discours de l’Etat et des Grandeurs de Jésus a été publié àla mi-février de cette même année : « Les Pères Jésuites seuls, et presque unanimement, sans respecter ceux qui l’ont approuvé, ont témoigné leur aliénation continuelle, même en ce sujet, et chacun diversement, les uns en le déprimant extrêmement, les autres le blâmant excessivement ; quelques-uns disent qu’il favoriserait les hérésies ».  Il y a ensuite et surtout l’exacerbation du conflit qui oppose Bérulle supérieur et visiteur des Carmélites aux Carmélites rebelles qui refusent l’introduction de la nouvelle dévotion qu’est le vÅ“u de servitude. Je ne parlerai pas de ce dossier qui a été admirablement traité par le père Stéphane-Marie Morgain, mais qui m’entraînerait hors du sujet que je dois traiter ce soir. Constatons simplement que Bérulle se plaint àce propos de la zizanie que sèment les pères de la Compagnie et les termes qu’il emploie sont très forts puisqu’évoquant un conflit intervenu àNantes, il accuse les jésuites de « vouloir violer tous les droits et tous respects, pour violer l’Oratoire » (Dagens CB n°459, 23 décembre 1623, t. II, p. 434). Bérulle ajoute : « Depuis dix ans qu’il a plu àDieu de nous établir, ils n’ont omis aucune occasion de nous pouvoir nuire, directement ou indirectement, sans que j’y aie pris part » (Ibid., p. 432). Enfin, le reproche le plus sensible au fondateur de l’Oratoire est peut-être le suivant : « En tous lieux ils divertissent publiquement leurs écoliers de s’associer ànotre congrégation, pour l’étouffer en sa naissance ; ce qui nous oblige de prendre plutôt et en plus de villes que nous ne voudrions quelques collèges, pour avoir une jeunesse et une institution indépendantes de leur persuasion, qui servent de séminaire àcette congrégation » (ibid., p. 436). On mesure làl’une des raisons de la dérive qui amène progressivement la congrégation de l’Oratoire àdevenir une congrégation enseignante : il s’agit de son propre recrutement. Une lettre de Bérulle, en date de mars 1629, adressée au garde des sceaux Michel de Marillac manifeste la violence de la lutte : « A mon avis, il y a trop de collèges en France, et ils en ont trop, et il est àpropos que les lettres soient aussi bien en d’autres mains que dans les leurs pour empêcher le cours des doctrines qu’on établit par faction ». (CB Dagens, n°772, t. 3, p. 467-468) Paradoxalement, la pensée de Bérulle est ici fort proche de celle de Richelieu telle qu’on peut la lire dans le Testament politique.
Un troisième obstacle qui vient contrecarrer les efforts de Bérulle et l’expansion de la congrégation de l’Oratoire est plus souterrain et moins visible: il s’agit du système bénéficial, c’est-à-dire du lien qui unit toute charge ecclésiastique àun revenu qui permet au bénéficiaire (qu’on appelle bénéficier) d’avoir des ressources lui permettant de remplir les obligations qu’il a contractées. Bérulle avait, pour lui-même, fait vÅ“u de n’accepter aucun bénéfice. Mais Pierre de Bérulle dispose d’un patrimoine conséquent, du fait qu’il est fils d’un conseiller et petit-fils d’un président au Parlement de Paris. Lorsqu’il est élevé àla dignité de cardinal, dignité dont il faut soutenir le rang, puisqu’un cardinal doit entretenir ce qu’on appelait une « famille », c’est àdire une domesticité nombreuse  il est relevé par le Pape de son vÅ“u, et il peut donc accepter des bénéfices, ce qu’il fait avec réticence. En cela, il a une attitude complètement opposée àcelle de Richelieu qui accumule sur sa tête plus de vingt abbayes dont il est l’abbé commendataire et se construit une immense fortune. Dans le tout premier projet de l’Oratoire qui date de la fin de 1610, Bérulle imaginait trois degrés dans l’intégration au nouveau corps : « les uns, peu en nombre, mais éminents en vertu, en prudence et suffisance feraient vÅ“u de ne jamais accepter aucun bénéfice, et ceux-ci auraient le gouvernement la congrégation ; les autres feraient vÅ“u de n’en jamais rechercher ni directement, ni indirectement, mais ils les pourraient accepter et ainsi se retirer sans offense de la part du corps , sans confusion de la part du monde ». Le troisième degré était composé de simples associés aux oratoriens, mais ne vivant pas avec eux. En 1617, dans une lettre au chanoine théologal de Poligny où il lui présente la congrégation, Bérulle précise clairement la pratique en vigueur : « Ceux qui s’associent parmi nous ne sont pas obligés de laisser le patrimoine ni même leurs bénéfices, au lieu où nous sommes établis : comme vous, Monsieur, àPoligny, pouvez conserver votre chanoinerie et théologale et être parmi nous. Les bénéfices qui n’obligent àrésidence, quelque part qu’il soient, on les peut conserver, et, après le décès, le patrimoine retourne aux parents, les bénéfices àla disposition des collateurs ordinaires. » (CB Dagens, t. 1, n°136, 1617, p. 236). Une déclaration donnée au Parlement par le Père Général « sur l’état, les fonctions extérieures et les règlements domestiques des membres de la congrégation », qui date vraisemblablement de 1630, précise : « Ils n’ont aucune obligation d’y demeurer toute leur vie s’ils ne le veulent. Ainsi, et par ce moyen, plusieurs destinés aux charges de l’Eglise s’y peuvent associer ». Toute une série de prêtres entrés dans la première période de l’Oratoire étaient déjàtitulaires de bénéfices qui n’exigeaient pas de résidence ou qu’ils pouvaient garder s’ils se trouvaient dans la ville même où s’installaient les oratoriens : ainsi les canonicats. Mais l’on voit aussi que Bérulle n’entreprend pas une critique généralisée du système lui-même : les oratoriens ne doivent pas rechercher des bénéfices mais ils peuvent en accepter et si ces bénéfices exigent la résidence, ils quittent alors la congrégation. Celle-ci ne retient pas ses membres contre leur gré et est donc soumise àde forts flux de sortie : elle peut servir de sas temporaire (tout comme le fait la société de Sorbonne) avant l’accès àde plus hautes dignités et les évêques ou les collateurs peuvent aller chercher dans ce vivier des prêtres tout àla fois savants et habités de l’esprit de perfection pour remplir des cures importantes de leur diocèse ou le chapitre cathédral et leur servir de collaborateurs. M. Carlotti qui a étudié la province méridionale de l’Oratoire son « troisième département » incluant Provence et Languedoc estime àplus de 50% les départs, ceux-ci opérés en majorité avant dix années de séjour. Cette pression qu’exerce le système bénéficial sur la stabilité de la congrégation devrait être analysée attentivement. D’une part, elle souligne toute la singularité de l’Oratoire par rapport aux congrégations àvÅ“ux solennels. D’autre part, cette porosité manifeste que l’esprit de l’Oratoire a pu irriguer les paroisses beaucoup plus largement que ne le feraient penser les seules paroisses répertoriées comme « appartenant »  àl’Oratoire. Pourtant, la congrégation n’a, en réalité, jamais tenu directement beaucoup de cures : en 1790, on n’en compte qu’une douzaine. Ce nombre relativement restreint s’explique àla fois par le souci de ne tenir que des cures urbaines et surtout par les contentieux interminables que suscitait l’agrégation d’une cure àla congrégation, puisque les collateurs ordinaires se voyaient dépossédés de leurs droits.
Dans cette dernière partie, il n’est pas question pour moi de présenter l’histoire de l’Oratoire ni même d’évoquer les conflits dans lesquels la congrégation fut prise. Il est plus simple de partir d’une énigme ou d’un paradoxe. En 1630 l’Oratoire détient déjà73 maisons, ce qui prouve sa très forte croissance sous le généralat de Bérulle : près de cinquante sont de simples résidences ou des cures, mais il y a aussi 17 collèges, quatre séminaires et quatre maisons d’institutions ou d’études. C’est dire que si la vocation enseignante de l’Oratoire s’affirme, l’essentiel des forces se répartit àtravers les résidences destinées par l’exemplarité et le rayonnement des membres qui les composent àrépandre l’éminente dignité du sacerdoce. Deux localisations conservées jusqu’àla Révolution sont tout-à-fait emblématiques de la mission que s’était assignée la congrégation : les trois cures de La Rochelle d’une part, la maison de Notre-Dame des Ardilliers près de Saumur, maison d’études de théologie construite autour d’un sanctuaire de pèlerinage, et dressée face àla place-forte et académie protestante de Saumur, haut-lieu de la production théologique calviniste. En 1789, la congrégation détient trente collèges, soit près du double de l’état de 1630, cinq séminaires, quatre maisons d’institution et deux maisons d’études face àune vingtaine de résidences et une douzaine de cures. Le nombre des séminaires est donc restreint. Avouons toutefois que cette comparaison terme àterme est trompeuse parce que entre les deux dates nombre d’évolutions se sont produites : les oratoriens se sont retirés de vingt cinq résidences entre 1630 et 1660 parce qu’elles étaient peu rentées et qu’elle s’inséraient mal dans la politique des implantations ; àl’inverse, entre 1660 et 1680, les oratoriens se sont vus chargés de la direction d’une quinzaine de séminaires, mais du fait de la suspicion de jansénisme qui les atteint les évêques leur retirent progressivement leur confiance. Il y avait environ 360 prêtres en 1631, un peu plus de 500 en 1683, atteignant même une apogée en 1714 où ils sont 650, pour redescendre par paliers puis très brutalement entre 1746 et 1755 et retomber àcette dernière date au chiffre de 319 soit moins de la moitié de ce qu’il était quarante ans auparavant, les effectifs se stabilisant ensuite autour de 300 prêtres jusqu’àla Révolution. Les entrées dans l’Oratoire qui s’établissaient autour de la cinquantaine par an dans la décennie 1710-1719, chutent autour de la trentaine par an au cours des trente années suivantes et ne repartent qu’àpartir de 1750 où elles dépassent 45 entrées, la décennie 1780-1789 atteignant même 57 entrées. Mais ces entrées de confrères àun âge inférieur à20 ans (contre 23 ou 24 ans entre 1630 et 1680) ne débouchent plus sur un cursus d’études de théologie menant àla prêtrise. En 1729, (c’est-à-dire en pleine crise consécutive àl’Unigenitus) la congrégation compte (j’exclus dans ce chiffre les frères servants) environ 900 membres dont plus de 600 prêtres environ et 300 confrères. En 1782-1783, première date où nous rencontrons un état complet de la congrégation, on dénombre 438 confrères (59%) pour seulement 298 prêtres (41%) : le rapport est cette fois inversé et reste àpeu près identique en 1790. L’idéal sacerdotal de Bérulle a donc cessé d’être au cÅ“ur de la congrégation où les confrères aspiraient tous àdevenir prêtres. D’où vient ce paradoxe de l’histoire ?
En 1883, lors du premier centenaire de la Révolution française, dans le livre qu’il consacre àl’Oratoire et la Révolution, le père Auguste-Marie Ingold met en cause deux raisons : les ravages du philosophisme et les disputes du jansénisme, « l’air empesté du siècle » pénétrant dans « les refuges de la foi et de la vertu », et il accuse la facilité avec laquelle on admettait désormais les confrères dans la congrégation : il parle de « l’augmentation exagérée, anormale, contraire aux règlements et àl’esprit de la congrégation, de ceux qu’on appelle les confrères […] Cette extension abusive, ce mélange de laïques, si contraire au « premier esprit » de la congrégation eut pour premier résultat d’introduire dans la congrégation un esprit laïque. […] Voilàdonc le mal dont souffrait l’Oratoire depuis le milieu du siècle dernier : l’invasion de l’état et de l’esprit laïque. On ne sera pas étonné dès lors de voir dans la suite de cette étude que la plupart des oratoriens , dont la conduite au milieu des troubles de la Révolution fut si condamnable, étaient ces confrères, admis précipitamment au sein de la congrégation pour faire face aux besoins de l’enseignement ». Cette interprétation, rappelons-le, est formulée au moment exact de la promulgation des lois sur l’école de Jules Ferry. Elle présente l’avantage de dédouaner le corps de l’Oratoire de toute attache àla Révolution, puisque les confrères ne sont pas, aux yeux du Père Ingold, de « vrais oratoriens ».
Juridiquement, la thèse du père Ingold est tout-à-fait fondée, puisque les confrères non prêtres ne sont ni électeurs ni éligibles aux assemblées triennales de la congrégation : ne sont électeurs que les prêtres ayant trois ans et trois mois de réception dans la congrégation et ne sont éligibles que les prêtres ayant au moins cinq années de prêtrise et sept ans de réception dans la congrégation. Les confrères étaient donc exclus de toute participation aux rouages de la vie officielle de la congrégation, alors même qu’ils y étaient devenus majoritaires. Mais, historiquement parlant, cette hypothèse n’est guère fondée. D’une part des témoignages indiscutables mettent en doute la « facilité » invoquée par le père Ingold. Claude-François-Désiré Mareschal, aîné de quatre frères qui entrèrent àl’Oratoire, entré lui-même àl’âge de 15 ans et demi àl’institution de Lyon en 1769, écrit en 1818 au journal monarchiste L’Ami de la Religion et du Roi pour critiquer la recension d’un ouvrage écrit par un ancien oratorien sur Pierre de Bérulle : il signale au contraire que, après la suppression des jésuites, « véritablement on fut beaucoup plus difficile sur le choix des sujets […] Beaucoup de jeunes gens qui avaient de l’inclination pour l’enseignement, n’ayant plus la ressource des Jésuites, entrèrent dans l’Oratoire […] Ce fut encore en ce temps-làque les vÅ“ux des religieux furent fixés à21 ans ; ce retard, en même temps qu’il dépeuplait les couvents, favorisait l’Oratoire, où l’on recevait àtout âge. Il y avait donc abondance de sujets et par conséquent facilité de choisir. »
La cassure remonte en fait aux années 1720 et aux conséquences de la querelle de la Constitution Unigenitus : la chute des entrées traduit surtout l’inquiétude àentrer dans un corps qui est désormais de plus en plus suspect aux évêques qui refusent d’ordonner des candidats qui ne manifestent pas une stricte orthodoxie. Bérulle avait voulu que la congrégation dépende des évêques pour toutes les fonctions ecclésiastiques : àpartir du moment où la défiance s’installe, le temps où l’on demeure confrère n’est plus une période temporaire avant l’ordination, il devient définitif, cependant que le flux des départs s’accentue surtout après l’assemblée de 1746 qui accepte la signature pure et simple du formulaire de soumission.
Les Assemblées générales sont le lieu où, tous les trois ans, la congrégation se ressource, puisqu’elles constituent aussi une retraite spirituelle, animée par les conférences que le supérieur général fait àl’orée de chaque session, et par la lecture de la Bulle d’institution, cependant que la messe des morts célébrée àl’intention des Pères et confrères disparus dans l’intervalle de deux assemblées invite àméditer sur le passé. En 1755 le supérieur général Louis de La Valette ouvre l’Assemblée sur un commentaire d’un verset du livre d’Esdras àpropos de la reconstruction du Temple après l’exil de Babylone : « Maints prêtres maints lévites et chefs de famille déjàâgés qui avaient vu l’ancien temple sur ses fondations pleuraient très fort, mais beaucoup d’autres élevaient la voix en joyeuses clameurs » (Esdras, 3, 13). « Les anciens, dit le supérieur général, se souvenant de ce qu’ils avaient vu dans le temple de Salomon, étaient inconsolables de ne pouvoir le retrouver dans celui de Zorobabel. Que pensez-vous, nous a-t-il dit de cette parabole ? Ne paraît-elle pas nous regarder dans la conjoncture présente, et chacun de nous ne se sent-il pas porté àdire avec l’apôtre parabola est temporis instantis (Ep. Hébreux, 9, 9 : c’est làune figure pour la période actuelle). Chère congrégation, digne et vrai temple de Dieu dans tes premiers temps, temple vivant et si animé de l’esprit de piété, de l’esprit de J.C., ton divin fondateur et par làtemple si vénérable et si auguste, hélas aujourd’hui es-tu encore ce que tu étais ? » La conférence spirituelle qui s’ouvre ainsi sera donc consacré à« découvrir les causes et les remèdes de cet affaiblissement de piété que nous déplorons ». (Assemblée générale 1755). A l’assemblée générale suivante, en 1758, le père de La Valette poursuit délibérément le même propos en s’inquiétant de la « sorte d’insensibilité qui nous empêche d’estimer et de goûter autant qu’il le faudrait le bonheur de notre état et tout ce qu’il a d’attrayant et aimable. […] Nous ne voyons presque jamais que les dangers et pour ainsi dire les abîmes du sacerdoce comme si, pour juger sainement d’un objet, il ne fallait pas le considérer sous toutes ses faces, comme si nous avions oublié que la crainte, toute bonne et utile qu’elle est, laisse le cÅ“ur serré, froid et glacé, au lieu que c’est l’amour et la confiance qui le dilatent, l’échauffent et le mettent en mouvement. Faisons-en l’aveu mes RR PP c’est ainsi que nous n’envisageons guère notre état que par l’endroit effrayant et du côté qu’il est terrible. Est-il donc étonnant que du milieu des frayeurs nous sentions mal tout le bonheur de cet état ; qu’en conséquence nous l’estimions et nous l’aimions d’une façon si faible, que nous nous retirions facilement de ses fonctions, que nous ayons tant de peine àles reprendre et que par lànous n’inspirions àceux des nôtres, qui ne sont pas encore engagés dans le sacerdoce , que de l’éloignement pour un état auquel néanmoins ils semblent destinés selon que la bulle de notre institution le déclare ». Comparant l’état sacerdotal aux autres états, le supérieur général commente alors le verset de l’évangile de Luc, 5, 10 : « Chez vous tout tend droit au ciel et àla félicité éternelle. Dans votre état il vous est dit comme autrefois àPierre, désormais votre occupation sera de prendre et de sauver des hommes : ex hoc jam homines eris capiens. Vous serez la lumière du monde pour lui tracer le chemin de la vie, et le sel de la terre pour la préserver, ou la guérir de sa corruption ; les clefs du ciel et celles des abîmes vous sont mises en main, pour ouvrir l’une et fermer l’autre ; vous voilàfaits et établis pour être les chefs, les docteurs, les juges, les pasteurs et les pères du peuple chéri de Dieu ». la conférence spirituelle se poursuit au long de cette assemblée, invitant les oratoriens à« aller travailler, comme d’autres Néhémies, àla reconstruction des murs et au rétablissement des portes de la cité sainte ». « Seigneur s’est écrié le T.R. P. général, le temps d’avoir compassion de Sion, ah ce temps n’est-il pas venu, ? »
Tu exsurgens misereberis Sion, quia tempus miserendi eius, quia venit tempus,
Toi tu te lèveras, attendri pour Sion, car il est temps de la prendre en pitié, car l’heure est venue
(Psaume 102 verset 14). Toute la conférence du Supérieur général est donc consacrée au bonheur d’être prêtre.
En 1761, l’entretien spirituel porte sur la « trop grande facilité, pour ne pas dire la témérité avec laquelle quelques-uns nous quittent » : « Qui le croirait, a-t-il dit, qu’il y eût parmi nous des déserteurs de leur vocation, si l’on ne s’en trouvait convaincu par une triste expérience […] Une congrégation, ce nom seul quelle impression ne faisait-il pas sur nos pères ? […]Et aujourd’hui, on la quitte froidement, sans peine ! Quelquefois le fait-on encore plus indécemment, et contre toute règle d’honneur et de conscience, je veux dire, en quittant les emplois dont on s’était chargé quelque préjudice que le public en souffre et quelque grand que soit l’embarras où l’on jette ceux qui sont obligés de pourvoir aux emplois ainsi délaissés. Sur quels prétextes peut-on en venir là ? »
Le supérieur général et ses assistants étaient donc parfaitement conscients, dès la moitié du dix-huitième siècle de la transformation qui s’opère sous leurs yeux dans la congrégation, c’est-à-dire d’une sécularisation qui la gagne et l’éloigne de ses origines sans qu’ils puissent y porter remède : il est vrai que chargés chaque année d’établir la grille des postes àpourvoir, bénéficiant d’une correspondance étendue, ils ont une connaissance très précise de tous les rouages du corps.
Il n’est pas question ici d’apporter une quelconque conclusion aux quelques notations que j’ai présentées, car j’ai bien conscience de tous les débats que j’ai volontairement laissés dans l’ombre. L’historien ferait fausse route s’il croyait détenir les raisons ultimes des mouvements qu’il perçoit. Il ne sonde pas les reins et les cÅ“urs.
En 1657, le supérieur général François Bourgoing pouvait se féliciter que près de 400 prêtres de l’Oratoire avaient adhéré au formulaire qui approuve la bulle d’Alexandre VII invitant àcondamner les cinq propositions prétendument trouvées dans l’Augustinus, soit plus de 90% du corps. Il me semble que, dans l’évolution de la congrégation, dès le début des années 1660, l’intervention systématique du monarque, de l’Assemblée du Clergé, ou de l’archevêque de Paris Harlay de Champvallon, les exils successifs du supérieur général Abel-Louis de Sainte-Marthe ont ébranlé en profondeur la congrégation, provoquant hémorragies, déchirures et divisions. L’Oratoire se trouve pris progressivement dans le maelström de la querelle théologique sur la grâce : c’est paradoxalement sa dépendance àl’égard des évêques qui a opéré sa destruction. Après la promulgation de la Constitution Unigenitus, qui condamne 101 propositions extraites du livre de Pasquier Quesnel, Le Nouveau Testament en français avec des réflexions morales, l’appel interjeté au Concile par 43% des prêtres de l’Oratoire en 1717-1719, 25% encore en 1720-1721, 22% encore en 1728, après la déposition de Jean Soanen, manifestent l’ampleur et la fermeté d’une résistance, sans doute minoritaire, mais très active. Nous saisissons moins directement les débats de conscience que provoque, dans cette congrégation savante, l’exigence répétée de soumission àdes actes d’autorité. Les exemples les plus connus sont évidemment ceux de Pasquier Quesnel qui refuse de signer le formulaire anti-janséniste mis au point par l’Assemblée générale de 1678, quitte la congrégation puis s’exile àBruxelles en 1684 et enfin en Hollande , et de Jean Soanen, prédicateur du Roi et évêque de Senez, déposé par le cardinal de Tencin au concile provincial d’Embrun en 1727 et exilé àl’abbaye bénédictine de La Chaise Dieu.
On cite moins souvent le texte de la rétractation de Malebranche le 15 juillet 1673, au cours de la courte période de dix années 1668-1678, qu’on a appelée la paix de l’Eglise. Malebranche n’était aucunement janséniste, mais le texte qu’il écrit est testamentaire et c’est àlui que je laisserai la dernière parole: « Après avoir reconnu la faute que j’ai faite en signant deux ou trois fois en différents temps le formulaire contre M. Jansenius, évêque d’Ypres, contre ma conscience, sans connaissance et ce me semble, avec une croyance contraire àl’action que je faisais ; et après avoir été depuis ma dernière signature assez souvent dans le trouble et dans l’inquiétude pour cette action […] j’ai cru que je devais faire ce désaveu[…] Je rétracte par cet écrit le témoignage que j’ai rendu par mes signatures contre ce prélat, en le confessant auteur des cinq propositions condamnée par le Pape et les évêques, défenseur des hérésies qu’elles renferment, et corrupteur de la doctrine de saint Augustin , et je confesse aujourd’hui que j’ai signé contre M. Jansenius des faits dont je ne suis pas persuadé et qui me paraissent au moins fort douteux et fort incertains. Je proteste donc que je n’ai souscrit aux formulaires simplement et sans restriction qu’avec une extrême répugnance, par une obéissance aveugle àmes supérieurs, par imitation et par d’autres considérations humaines qui ont vaincu ma répugnance ; qu’ainsi j’ai signé par faiblesse la nouvelle formule, comme on a voulu, sans excepter les faits qu’elle atteste contre cet auteur, bien que je ne fusse pas persuadé qu’ils fussent vrais. Si je ne puis faire passer cet acte par devant notaire, àcause des déclarations du roi, j’entends qu’il soit considéré comme la principale et plus importante partie de ma dernière volonté, et pour cet effet je l’écris et le signe de ma main propre, afin que ceux qui le verront ne puissent prendre mes souscriptions qui sont au bas des formulaires pour un témoignage de ma créance quant aux faits énoncés contre M. Jansenius mais qu’ils regardent au contraire cet écrit comme une réparation de l’injure que j’ai faite àla mémoire d’un grand évêque». (Malebranche, O. C., t. XVIII, Vrin, p.76-77). L’original de ce texte a définitivement disparu.
Professeur Dominique Julia, décembre 2017