« Que du pain ? » Une méditation du Père François Picart (05.08.2018)
Texte publié dans le Journal La Croix des 7 et 8 août 2018
Texte publié dans le Journal La Croix des 7 et 8 août 2018
Évangile (Jn 6, 24-35)
En ce temps-là, quand la foule vit que Jésus n’était pas là, ni ses disciples, les gens montèrent dans les barques et se dirigèrent vers Capharnaüm àla recherche de Jésus. L’ayant trouvé sur l’autre rive, ils lui dirent : « Rabbi, quand es-tu arrivé ici ? » Jésus leur répondit : « Amen, amen, je vous le dis : vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé de ces pains et que vous avez été rassasiés. Travaillez non pas pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle, celle que vous donnera le Fils de l’homme, lui que Dieu, le Père, a marqué de son sceau. » Ils lui dirent alors : « Que devons-nous faire pour travailler aux œuvres de Dieu ? » Jésus leur répondit : « L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé. » Ils lui dirent alors : « Quel signe vas-tu accomplir pour que nous puissions le voir, et te croire ? Quelle œuvre vas-tu faire ? Au désert, nos pères ont mangé la manne ; comme dit l’Écriture : Il leur a donné àmanger le pain venu du ciel. » Jésus leur répondit : « Amen, amen, je vous le dis : ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain venu du ciel ; c’est mon Père qui vous donne le vrai pain venu du ciel. Car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde. » Ils lui dirent alors : « Seigneur, donne-nous toujours de ce pain-là. » Jésus leur répondit : « Moi, je suis le pain de la vie. Celui qui vient àmoi n’aura jamais faim ; celui qui croit en moi n’aura jamais soif. »
Cet échange se situe après la multiplication des pains. Confronté àl’aspiration ambiguë de la foule avide d’être rassasiée, comme la veille, Jésus invite ses auditeurs àplusieurs déplacements pour sortir du malentendu d’un épisode, compris au premier degré alimentaire, et non comme un « signe », au sens johannique : un acte permettant de découvrir qui est Jésus et de croire en lui en tant qu’envoyé de Dieu. Comme avec la Samaritaine en quête « d’eau vive », Jésus a recours àla métaphore du « pain », pour révéler àses interlocuteurs la profondeur de leur désir. Plusieurs étapes permettent àla foule d’accéder àla réalité du « signe », en passant du pain alimentaire au « pain venu du ciel » qui renvoie, dans leur imaginaire collectif, àl’épisode de la manne (Ex. 16), puis au « pain de Dieu », et àlui-même, Jésus, ce « pain de Dieu » qui « donne vie au monde ».
Le premier déplacement opère une révolution copernicienne pour sortir de la représentation du pain alimentaire, car « l’homme ne vit pas que de pain ». La foule avait dissocié le pain de la multiplication du don reçu dans la manne au désert. Son attention s’est portée sur ce « pain éphémère », qui rassasie temporairement, fruit de son travail, làoù le « pain venu du ciel » rassasie durablement selon les besoins de chacun : Celui qui en avait ramassé beaucoup n’eut rien de trop, celui qui en avait ramassé peu ne manqua de rien » (2 Co 8, 15). Si l’être humain n’a pas la capacité d’accéder par-lui-même au bonheur en plénitude, en revanche, Jésus le révèle capable de Dieu en accueillant la vie de l’Esprit pour en vivre durablement. En opposant « la nourriture qui périt » et « la nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle », Jésus invite ses interlocuteurs àcheminer en prenant appui sur la réalité de Dieu présente parmi les hommes, en tant qu’il agit en faveur de son peuple, comme dans l’épisode de la manne.
Une fois clarifiée l’idée selon laquelle « le pain venu du ciel » renvoie àl’agir de Dieu, Jésus conduit la foule àun deuxième déplacement, celui de passer du « pain venu du ciel » au « pain de Dieu » qui « donne vie au monde ». Celui-ci relève moins de l’ordre du « faire » que du « croire » en son envoyé. Jésus recadre ici la foule, tentée de confondre son propre agir avec l’agir de Dieu. Percevoir l’agir de Dieu comme un don pour son peuple, requiert d’abord une attitude qui fasse place àune certaine passivité, nécessaire pour éviter de l’instrumentaliser et, au contraire, se laisser habiter par son Esprit, tel qu’il se donne réellement : en donnant vie au monde dans la discrétion d’une brise légère davantage que dans le fracas du tonnerre (1R 19).
Le troisième déplacement associe le don et le donateur : celui qui donne « le pain de vie » n’est autre que Jésus, don de Dieu qui se donne lui-même. Une fois le pain multiplié associé au « pain venu du ciel » dans le récit de l’Exode, Jésus oriente ses interlocuteurs, tentés de le situer dans le passé, sur l’actualité du don de Dieu qui agit déjàici et maintenant, dans la rencontre personnelle avec lui, son envoyé, visage de Dieu parmi les hommes en tant qu’il agit pour eux.
Ce dialogue balise un itinéraire pour guider la quête universelle de bonheur. L’association entre le « pain de Dieu » et « donner vie au monde », célébrée dans l’eucharistie, oriente notre quête sur la nécessaire conversion d’un monde aujourd’hui menacé par les excès d’une humanité aussi insatiable que la foule de l’évangile. Les questions de vie et de mort se renouvellent àla mesure des profondes mutations en cours. Les accueillir dans la célébration de l’eucharistie, par laquelle l’Esprit fait de nous sa demeure, nous rend disponibles àl’action de Dieu en faveur de son peuple. Au cœur des défis àrelever, avant de « faire », puissions-nous honorer ce don en devenant ensemble « capacité de Dieu » et agir avec lui qui, avant nous, ne cesse de chercher comment « donner vie au monde ».
François Picart, prêtre de l’Oratoire