Dans les archives de la crise des prêtres-ouvriers
Une recension de Dominique Greiner, la-croix.com
La condamnation des prêtres-ouvriers (1953-1954). Étude de cas à travers les documents, de Robert Dumont, postface de Denis Pelletier, Karthala, 2019, 710 p., 42
Sur la base de documents d’archives, cet ouvrage fait revivre l’histoire tumultueuse des relations de l’Église et la première génération de prêtres-ouvriers.
« Après dix ans d’existence, l’expérience des prêtres ouvriers, telle qu’elle a évolué jusqu’à ce jour, ne peut être maintenue dans sa forme actuelle », lit-on dans une déclaration signée des cardinaux Achille Liénard (évêque de Lille), Pierre Marie Gerlier (Lyon) et Maurice Feltin (Paris) publiée dans la Croix du 14 novembre 1953, quelques jours après une audience avec Pie XII qui mit fin à l’engagement de la première génération (1944-1954) de prêtres-ouvriers (PO).
Ce sont ces dix ans d’une histoire tumultueuse que raconte ce livre constitué pour l’essentiel de nombreux documents retrouvés dans les différents fonds d’archives, notamment diocésains : correspondance entre évêques, rapports
d’activité ou témoignages de prêtres-ouvriers, échanges des responsables de l’Église de France avec le nonce ou avec Rome, comte-rendu de rencontres entre représentants de l’épiscopat et délégation de PO, notes de théologiens. Tout ce matériau patiemment rassemblé par Robert Dumont permet de suivre mois après mois la montée d’un malaise grandissant d’une partie de l’épiscopat français face à une manière inhabituelle de vivre le sacerdoce.
« Une atteinte à la notion théologique de sacerdoce »
« Le saint-Père nous dit avec émotion son propre cas de conscience. La notion de prêtre-ouvrier, prise dans son sens absolu, porte atteinte à la notion théologique du sacerdoce. La vie du prêtre ne peut se confondre avec la vie d’un ouvrier car elle est vie de prière, d’enseignement religieux, de culte et de grâce, et non vie de labeur manuel », lit-on dans le compte rendu du cardinal Liénart suite à l’audience du 5 novembre 1953 des trois cardinaux français avec Pie XII. L’engagement temporel dans le travail est perçu comme une menace pour la
vie spirituelle des prêtres eux-mêmes : la vie à l’usine ne permet plus de consacrer de temps à la prière, aux sacrements, à la formation à travers ces craintes et ces reproches, ce sont en réalité deux manières de penser la mission de l’Église dans le monde qui s’opposent.
Un projet de lettre destinée à tous les PO en date du 9 juillet 1953, rédigé par Mgr Guerry, archevêque de Cambrai, résume bien la nature du malaise : « Nous voulons simplement vous inviter à comprendre que la voie, dans laquelle vous vous êtes engagés peu à peu, aboutit à une impasse et que votre position actuelle introduit une contradiction interne fondamentale dans la conception de votre mission, du christianisme et de l’Église. » En d’autres termes, la mission dans le monde ouvrier ne suppose pas de faire partie de la classe ouvrière.
Une suspicion de connivence le marxisme
Un autre reproche fait aux PO est leur supposée connivence avec le marxisme et leur « participation à des activités ouvrières guidées par le communisme ». Commentant le contenu de sa proposition de missive, Mgr Guerry écrit : « Si j’insiste, en certains passages, sur le communisme, c’est parce que j’ai été effrayé de découvrir que ces hommes y étaient pleinement engagés. Ils nous l’avaient caché et, même actuellement, ils enveloppent cet engagement de formules vagues. J’ai voulu leur monter que nous n’étions pas dupes. »
Les documents permettent aussi de percevoir l’embarras des responsables de l’épiscopat : comment ne pas faire apparaître la décision de mettre fin aux prêtres-ouvriers comme une sanction ? Ils cherchent comment minimiser
l’impact d’une telle annonce dans l’opinion publique, et plus particulièrement dans le monde ouvrier, qui peut donner le sentiment que l’Église l’abandonne à son sort. Les évêques se veulent rassurants. Dans une lettre datée 19 janvier 1954 adressée à tous les PO, ils promettent d’envoyer des prêtres plus nombreux dans le monde ouvrier. Mais ils demandent aussi aux prêtres au travail d’obéir aux directives qui leur sont transmises : « Votre foi vous entraîne à la soumission. » L’interdiction des PO est sans appel et suscitera bien des réactions.
Grâce aux documents de première main qu’il a réunis, Robert Dumont donne de découvrir de l’intérieur les arguments des différents protagonistes de cette page douloureuse de l’histoire de l’Église. Un ouvrage passionnant.
Source : www.la-croix.com
Ordonnateur de cet ouvrage, Robert Dumont a pu rassembler à l’aide de coopérations, un fonds inestimable sur l’histoire des prêtres-ouvriers, dont il est l »un des meilleurs connaisseurs. L »auteur a fait aussi partie de la seconde génération des PO, celle d’après 1965, en travaillant pendant vingt ans, entre autres, comme magasinier à la Fnac Montparnasse.