« Au service de la seule vérité qui vaille, celle du Royaume »
Méditation de Philippe Le Guillou
Méditation de Philippe Le Guillou
Evangile du lundi 31 octobre 2022
En ce temps-là,
Jésus disait au chef des pharisiens qui l’avait invité :
« Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n’invite pas tes amis, ni tes frères,
ni tes parents, ni de riches voisins ;
sinon, eux aussi te rendraient l’invitation et ce serait pour toi un don en retour.
Au contraire, quand tu donnes une réception, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ; heureux seras-tu,
parce qu’ils n’ont rien àte donner en retour : cela te sera rendu àla résurrection des justes. »
 Lc 14, 12-14
Il y a des paroles du Christ qui nous arrachent ànotre somnolence spirituelle et cette parabole est au nombre de celles-là. Nous l’avons entendue des centaines de fois ; elle nous accompagne comme une vieille ritournelle qu’on entend mais qu’on n’écoute plus et force est de dire qu’il y a quelque avantage àlaisser pousser dans ses oreilles des bouchons de cire… Jésus brise ici tous les codes, tous les usages, toutes les convenances : il renverse la table, il inverse les hiérarchies établies, il rétablit la seule justice qui soit, celle du Royaume.
Depuis que le monde est monde, rien n’a vraiment changé : les sociétés sont divisées en tribus, en clans, en sociétés secrètes et en cercles choisis, en familles, en ecclésioles, en fraternités et j’en passe. Quel est l’usage dominant ? On se reçoit, on ne brise pas l’unité et l’homogénéité du groupe, on invite et on rend l’invitation, on parade et on pavane. Le monde extérieur n’existe soudain plus. Tout est même fait pour l’oublier ou le nier, bref pour le tenir àdistance. L’être de rang inférieur, le malade, l’estropié, le proscrit n’ont pas leur place. Comment s’y prendrait-on, d’ailleurs, pour les inviter puisqu’on ne les voit pas, qu’on ne les connaît pas ? Ils n’ont pas de nom et constituent une sorte de magma informe.
Jésus nous invite àaller chercher l’autre, la pépite cachée dans ce magma. La logique n’est plus celle de la mondanité horizontale, c’est celle de la transcendance, la table s’ouvre soudain aux dimensions du monde et de sa diversité, il ne s’agit plus de se retrouver àdes seules fins d’agrément social, il s’agit de préférer au frileux entre-soi la pente inconnue, aventureuse du hors-soi.
Les puissants, parce qu’ils se savent observés, aiment se donner en spectacle. On a encore le souvenir d’un jeune Kennedy français qui invitait les éboueurs àsa table ; les papes de l’après Concile, descendus de la sedia après avoir vendu pour le secours des pauvres la tiare du couronnement, partagent parfois leurs repas avec des démunis, des sans-abris, hors de leur palais de marbre. Il y a évidemment plus de sincérité, d’authenticité dans la démarche des pontifes romains…
Sans doute assurerons-nous notre retour àla somnolence spirituelle en nous disant que c’est làune belle page toute métaphorique… Cependant elle nous invite àréfléchir : rien n’est plus comme avant, si on la décrypte au plus vif de son exigence et de sa justesse : il y a des automatismes àreconsidérer, des habitudes àperdre, des êtres nouveaux àaccueillir et àconnaître… Les paroles du Christ ne sont jamais neutres ni mellifluentes. Une violence les traverse, contre l’hypocrisie et la facticité sociale, au service de la seule vérité qui vaille, celle du Royaume, làoù il n’y a définitivement plus ni cercles choisis ni ecclésioles hermétiques…
 Philippe Le Guillou, paroissien de Saint-Eustache
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Illustration : Le Repas chez Simon, Philippe de Champaigne, Musée d’Arts de Nantes, vers 1656