Dans nos sociétés, le malade a souvent le sentiment de devenir invisible. La maladie fait peur, dans un monde où le beau, le sain, sont stéréotypés et produits de consommation. La crainte de perdre la santé provoque le recul, la maladresse, la prise de distance. Un petit rien, un virus, un microbe, un accident font basculer dans le monde trop clos, souvent immobile et immuable de la maladie.
Pourtant, le temps de la maladie, de la souffrance, est souvent un temps de grande mutation. C’est d’abord le regard que l’on porte sur soi-même et sur le monde qui évolue. Ce qui a de l’importance, de l’intérêt, n’est plus mesuré àla même échelle. Les émotions sont intenses : révolte, colère, humilité, sagesse. Mais le malade change aussi son regard sur l’autre, devenu indispensable, soignant, aidant, familier. On se découvre autre et on découvre l’autre différent.
Le soin n’est pas uniquement corporel, médical, mais peut (ou pourrait) devenir un temps d’échange, où le geste et la parole font aussi du bien àl’âme. La détresse psychique se crie souvent moins fort que la souffrance du corps, mais il est tout aussi urgent d’y répondre, et beaucoup savent la voir.
Si notre époque traite ses malades dans la discrétion des hôpitaux, des chambres aux volets clos, des secrets médicaux, et si le regard glisse sur le fauteuil roulant ou le handicap, il n’en va pas de même dans les Evangiles. Le malade y est omniprésent, maladie temporaire comme pour la belle-mère de Pierre, handicap de naissance pour l’aveugle-né, souffrance de longue durée chez le paralytique, tourments psychiques des « possédés ». Tout le catalogue des santés abîmées est représenté. La maladie est alors l’occasion pour l’Homme-Jésus de manifester son attention, son écoute, son intérêt àchacun, àcontre-courant des clichés de son temps, en tendant par exemple la main aux lépreux. Elle est de même l’occasion pour le Fils de Dieu d’une nouvelle Epiphanie, d’une manifestation de sa divinité aux yeux des hommes.
Le souffrant offre ainsi une prise àla grâce, àcondition de reconnaître sa propre fragilité. Dans les Evangiles, les malades ne sont pas des cobayes passifs pour démontrer la puissance divine : c’est eux qui viennent, àl’instar de la femme hémophile, « arracher » la guérison par leur foi, et faire de leur impureté un tremplin vers le royaume de Dieu. Ceux qui sont persuadés de leur santé, au contraire, comme les pharisiens, n’ont besoin que d’eux-mêmes, et restent sourds àla Bonne Nouvelle. Or, àrebours des distinctions bien nettes auxquelles voudrait faire croire un monde plus soucieux des gagnants que des fragiles, chacun est un malade en puissance. La souffrance du corps comme celle de l’âme fait partie de la vie : tôt ou tard, chacun est rattrapé par les limites de son corps, et il serait sage de pouvoir l’envisager. Quant au fonctionnement psychologique, bien présomptueux celui qui est confiant dans sa « normalité », et dans le caractère anodin de ses blessures.
Sachons donc reconnaître d’abord en nous le malade, qui a besoin des soins et de l’attention de Dieu et des autres, pour pouvoir ensuite percevoir les faiblesses d’autrui. C’est alors seulement que l’on peut, sur le modèle de saint François, s’efforcer, avec l’aide de Dieu, de renverser son empathie, et ne pas tant chercher àêtre consolé, qu’àconsoler, àêtre compris qu’àcomprendre, àrecevoir du soin, qu’àsoigner.
Un couple de paroissiens de Saint-Eustache