Conscience et autorité selon John Henry Newman, dans le contexte de la « laïcité »
Un texte de Keith Beaumont pour la revue « Prêtres diocésains »
[Le pdf du texte est ici : Conscience et autorité selon John Henry Newman]
Quelle est la place de la « liberté de conscience » dans le contexte de la « laïcité » française ? Est-ce que la pensée de Newman, et le contexte historique dans lequel cette pensée s’est déployée, peut éclairer nos débats actuels autour de ces deux concepts ?
           Il faut dire d’emblée que le concept de « laïcité » est une spécificité française : il paraît incompréhensible aux autres peuples d’Europe et le mot même n’a d’équivalent dans aucune autre langue ; il est donc littéralement intraduisible. Il faut ajouter àcela que ce terme est profondément ambigu. Pour la Loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, la « laïcité » est un concept juridique signifiant la stricte neutralité de l’État : « La République assure la liberté de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes » (art. 1er), mais « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (art. 2). Dans le contexte actuel marqué par une peur grandissante de l’islam (dont certains profitent pour faire des amalgames entre toutes les religions), le mot « laïcité » en est venu depuis quelques années àsignifier le refus des religions, la volonté de les exclure totalement de l’espace public, et même (cf. Charlie Hebdo) un mépris affiché àl’égard de toutes et une volonté farouche de les détruire. L’émotion suscitée par les massacres àCharlie Hebdo a servi àdéclencher une nouvelle vague d’hostilité àl’égard de toutes les religions.
           Venons-en au contexte de Newman. Quelle était alors la situation de l’Église d’Angleterre ou Église anglicane, et celle des catholiques du Royaume Uni ?
           La situation de l’Église d’Angleterre est unique en Europe. À la différence des Églises fondées par Luther, Calvin et les autres Réformateurs du XVIe siècle, elle fut créée par le roi Henri VIII pour des raisons uniquement politiques, le roi s’étant mis àla place du pape. Par la suite, et malgré l’hostilité d’une majorité de la population, les doctrines et les pratiques de cette Église subirent peu àpeu une « protestantisation ». On conserva un épiscopat, mais les évêques étaient sous la domination de l’État. Une partie de la riche liturgie de l’Église médiévale fut conservée dans le manuel liturgique officiel, le Book of Common Prayer. Mais sa profession de foi officielle, les Trente-neuf articles de religion, était de caractère très nettement protestant. Ces divergences et contradictions divisèrent la population et conduisirent vers le milieu du XVIIe siècle àune guerre civile où religion et politique se mêlaient inextricablement. La « Glorieuse Révolution » de 1688 chassa ensuite le dernier roi catholique d’Angleterre, Jacques II : désormais, la législation du pays interdisait (et interdit encore) àtout catholique de monter sur le trône. Après tous ces soubresauts politiques et religieux, la ferveur religieuse tomba rapidement et le XVIIIe siècle fut marqué par une indifférence religieuse croissante. À l’époque de Newman, cette Église restait étroitement liée àl’État : les évêques étaient nommés par le gouvernement ; celui-ci avait le pouvoir de créer ou de supprimer des sièges épiscopaux ; il pouvait apporter aussi des changements àla liturgie ; ce furent même le Parlement et les tribunaux civils qui déterminaient les doctrines de l’Église ; et seuls ceux qui professaient leur allégeance aux Trente-neuf articles pouvaient étudier ou obtenir des diplômes aux universités d’Oxford et de Cambridge (ces restrictions ne furent enlevées finalement qu’en 1871).
           Beaucoup de choses ont changé, bien entendu, depuis cette époque. L’Église anglicane reste l’Église « établie » (Established Church) en Angleterre[1] : la nomination de l’archevêque de Canterbury est faite par le souverain sur proposition du Premier ministre, après consultation d’un comité du Parlement qui reçoit des propositions venant des évêques ; des évêques anglicans siègent ex officio àla Chambre des Lords ; le souverain reste le « Gouverneur suprême » de l’Église d’Angleterre et le « Défenseur de la foi »[2] ; et, au moment du couronnement, celui-ci s’engage par serment àdéfendre la « religion protestante réformée »[3]. Cependant, l’existence d’une Église « établie » n’entrave en aucune façon les activités d’autres confessions chrétiennes ni d’autres religions. Par exemple, il existe plus d’une centaine d’écoles primaires et secondaires musulmanes dont toutes doivent se conformer aux règles établies par le Département de l’Éducation, et une dizaine environ reçoivent une subvention de l’État. Et dans beaucoup d’écoles primaires d’État on célèbre les fêtes hindoues et musulmanes aussi bien que les fêtes chrétiennes.
           Qu’en est-il de la situation des catholiques ? Aux XVIe et XVIIe siècles, ils subirent des persécutions sanglantes : sous Elisabeth Ière, leurs prêtres furent traqués et mis àmort en cas de découverte (les séminaires qui les formaient, àRome, àSalamanque et ailleurs étaient de véritables « pépinières de martyrs »), et ceux qui les hébergèrent furent destitués de leurs biens. Au XVIIIe siècle la persécution s’atténua, mais les catholiques restaient privés de droits civiques et continuaient àfaire l’objet de discriminations et parfois de violences. C’est seulement en 1829 qu’ils obtinrent le droit de siéger au Parlement et d’occuper des postes dans l’administration et l’armée (mais l’entrée des universités d’Oxford et de Cambridge leur restait fermée). Et s’il y avait une chose qui unissait tous les anglicans et protestants du pays, pourtant très divisés entre eux, ce fut une haine farouche àl’égard de l’Église catholique, perçue comme une puissance étrangère sinistre et intrigante. Newman, en quittant l’Église anglicane pour l’Église catholique, fut considéré comme un traître et fit l’objet, jusqu’àla publication de l’Apologia en 1864, de campagnes répétées d’insultes et de calomnies. Si par suite les attitudes commençaient àévoluer, un incident survenu en 1874 montra que la vieille haine anticatholique était très loin d’avoir disparue.
Le contexte de cet incident est double. La proclamation par le premier concile du Vatican en 1870 du dogme de l’infaillibilité pontificale suscita une fureur de protestation dans tout le monde anglican et protestant. Quatre ans plus tard, l’ancien Premier ministre William Gladstone, qui venait de perdre les élections et qui rendaient les députés catholiques d’Irlande responsables de sa défaite, publia un pamphlet d’une extrême virulence intitulé Les Décrets du Vatican et le loyalisme civil des catholiques. Il y dénonça pêle-mêle l’Église catholique, le concile du Vatican et le dogme de l’infaillibilité pontificale, allant jusqu’àdire que le concile avait transformé les catholiques du pays « mentalement et moralement en esclaves » du pape : désormais ce fut au pape et non àla reine qu’ils devaient obéissance dans les affaires du pays ; les catholiques ne pouvaient donc pas être des citoyens loyaux.
           Après beaucoup d’hésitation, Newman se décida àriposter. Il le fit sous la forme d’une lettre ouverte adressée àcelui qui était symboliquement le premier personnage catholique du royaume, le duc de Norfolk. L’ouvrage fut publié en janvier 1875 sous le titre Une lettre àM. le duc de Norfolk àl’occasion de la récente expostulation de M. Gladstone.
Newman n’a aucune difficulté àréfuter les arguments simplistes, voire puérils de Gladstone. Son véritable adversaire, cependant, n’est pas l’ancien Premier ministre mais, d’une part, l’opinion anglaise dans son ensemble et, d’autre part, les catholiques « ultramontains » (ceux qui regardent « par-dessus les montagnes » (les Alpes) vers Rome) qui veulent majorer la portée de l’autorité du pape. Il veut donner sa propre interprétation du concile et préciser la véritable nature des rapports entre l’autorité civile et ecclésiale et la conscience individuelle.
           Au cœur de l’ouvrage se trouve le chapitre 5, intitulé « La conscience », où se trouve développée une réflexion dense et soutenue sur la nature de la conscience et sur son rapport àl’autorité. Cette mise au point est d’autant plus nécessaire que la pensée catholique avait largement occulté depuis trois siècles le thème de la conscience, en réaction contre sa majoration dans la pensée protestante, l’Église post-tridentine insistant de façon quasi unilatérale sur l’obéissance àl’autorité.
Le Siècle des Lumières voit cependant l’émergence d’une nouvelle conception de la conscience, totalement inconnue jusque-là, qui trouve son expression classique dans la philosophie d’Emmanuel Kant. Dans la pensée moderne, postkantienne, cette pensée s’est banalisée et simplifiée
      Une précision sémantique est nécessaire ici. Le mot « conscience » en français est ambigu : il désigne àla fois la conscience morale (en anglais, conscience) et ce que les dictionnaires appellent la « conscience psychologique » (en anglais, consciousness), c’est-à-dire le fait d’être conscient ou d’avoir conscience d’une chose. Cependant, le mot anglais conscience, même si elle désigne d’abord chez Newman la conscience morale, comporte aussi un élément du deuxième sens du mot en français. Car pour lui, la conscience morale est un signe ou une indication d’une mystérieuse présence au plus intime de notre être (au plus profond, peut-on dire, de notre consciousness). Il parle àplusieurs reprises de la conscience comme une « voix » en nous (ou plus exactement comme « l’écho d’une voix » pour signifier que celle-ci peut n’être que floue ou indistincte), non pas pour suggérer que nous entendons littéralement une voix mais pour signifier qu’il s’agit d’une présence personnelle et non d’un simple « sens » impersonnel. Il refuse explicitement d’ailleurs toute réduction de la conscience àun simple « sens moral » : pour lui, elle est àla fois une réalité morale et une réalité spirituelle[4].
           Une autre précision est encore plus nécessaire : elle concerne l’évolution de la conception de la conscience au cours des trois derniers siècles. Le christianisme possède une longue et riche histoire de réflexion sur la conscience. Si les origines du concept remontent aux philosophes stoïciens de la Grèce antique, il se trouve radicalement repensé par saint Paul àla lumière de l’expérience chrétienne de Dieu. Toute la pensée chrétienne sur la conscience se construit sur ces bases jetées par saint Paul, les deux penseurs ayant le plus enrichi notre réflexion sur le sujet étant, au dire du pape Benoît XVI, saint Augustin et surtout Newman.
Le Siècle des Lumières voit cependant l’émergence d’une nouvelle conception de la conscience, totalement inconnue jusque-là, qui trouve son expression classique dans la philosophie d’Emmanuel Kant. Dans la pensée moderne, postkantienne, cette pensée s’est banalisée et simplifiée : nous assistons àce qu’on a appelé respectivement une « sécularisation », une « subjectivisation » et une « autonomisation » de la conception de la conscience. Loin d’être un instrument qui nous met en relation avec Dieu, la conscience est perçue comme un phénomène purement humain, interne ànotre esprit. Elle est souvent considéré comme la simple expression du « moi » le plus intime de l’individu. Enfin, loin de se référer àdes valeurs objectives la conscience est considérée comme une instance d’« autonomie » morale, littéralement une « loi àelle-même » : par sa conscience, l’homme moderne revendique le droit de créer ses propres « valeurs », voire d’être son propre « créateur ».
En bref, l’attitude du chrétien catholique ne doit être ni celle d’une contestation systématique, ni celle d’une soumission irréfléchie de « béni-oui-oui ». Il faut réfléchir, s’informer, débattre, et en même temps prier, écouter attentivement et avec respect, et faire preuve d’humilité.
      Revenons àla Lettre au duc de Norfolk. Quel est, selon Newman, le véritable rapport entre la conscience individuelle et l’autorité du pape et du magistère ? L’essentiel de son argument se résume en quatre points.
1)        Il semble àpremière vue exalter la conscience au-dessus du pape. Il l’appelle même « le Vicaire originel du Christ »[5] : elle est, dit-il, « le prophète qui nous révèle la vérité, le roi qui nous impose ses ordres, le prêtre qui nous anathématise et nous bénit ». Il va même jusqu’àdire que « si le sacerdoce éternel de l’Église venait àdisparaître, en elle [la conscience] le principe sacerdotal survivrait et se poursuivrait »[6]. Cette dernière phrase est époustouflante : Newman déclare que même si le pape, le magistère, et l’ensemble des ministres ordonnés venaient àdisparaître, la conscience continuerait àexercer la fonction « sacerdotale » qui consiste ànous « anathématiser » et ànous « bénir » !
2)        Cependant, il ne s’agit làque d’une étape dans une argumentation complexe et nuancée. Un autre passage de la Lettre affirme que l’autorité du pape et celle de la conscience s’exercent dans des domaines différents : l’Église intervient dans celui de la doctrine et des principes généraux, la conscience dans celui du jugement moral portant sur des actes particuliers : « La conscience n’est pas un jugement sur une vérité spéculative, sur une doctrine abstraite. Elle vise directement l’agir humain, elle concerne quelque chose qui est àfaire ou àne pas faire ». Ainsi, selon Newman, « la conscience ne peut pas entrer en conflit direct avec l’infaillibilité de l’Église ou du pape, puisque cette infaillibilité concerne des propositions générales ou la condamnation d’erreurs [doctrinales] particulières »[7].
3)        À la place d’une opposition, il existe en réalité une complémentarité entre la conscience et le rôle du pape. Car la conscience est àla fois première et faillible : elle peut être déformée par la volonté égoïste et par le péché ; elle aura donc toujours besoin d’être éclairée ou éduquée. Et c’est justement dans la défense et l’éducation des consciences que réside la véritable « mission » et « la raison d’être » du pape.
4)        Cependant, tout cela suppose que nous possédions une conception juste de la conscience, qui reconnaît simultanément sa primauté et son éventuelle faillibilité. Newman le rappelle dans un passage plutôt polémique : si la conscience « a le droit de s’opposer » àl’autorité du pape, elle doit être autre chose que ce misérable faux-semblant qui, comme je l’ai dit, prend maintenant le nom de conscience. Pour qu’elle puisse être dans tel ou tel cas particulier le guide sacré et souverain qui prévaut sur la voix du pape, il faut que sa décision soit précédée d’une sérieuse réflexion, de la prière et de tous les moyens disponibles permettant d’arriver àune opinion juste sur le sujet en question. Le chrétien doit […] renoncer àtoute détermination obstinée d’exercer le droit de penser, de dire et de faire tout ce qui lui plaît.[8]
           En bref, l’attitude du chrétien catholique ne doit être ni celle d’une contestation systématique, ni celle d’une soumission irréfléchie de « béni-oui-oui ». Il faut réfléchir, s’informer, débattre, et en même temps prier, écouter attentivement et avec respect, et faire preuve d’humilité. C’est seulement de cette manière-làque nous pouvons nous servir de notre conscience d’une manière responsable.
           Comment la pensée de Newman peut-elle éclairer les débats actuels autour du concept de « laïcité » ? Pas plus que l’Église, l’État ne peut pas et ne doit pas chercher àcontraindre les consciences (comme cela s’est fait dans les pays d’Europe de l’Est sous le régime communiste). Mais si la conscience jouit d’une primauté, elle n’est pas un absolu : nous devons reconnaître qu’elle est faillible, qu’elle peut se tromper, qu’elle ne doit pas être identifiée simplement ànotre volonté propre ou aux incitations de notre « moi » égoïste », qu’elle aura toujours besoin d’être éclairée et éduquée. La « laïcité », pour sa part, doit être fondée sur le respect de la conscience de chacun, et non sur le mépris, l’intolérance ou une volonté d’exclusion, sans quoi elle risque de retomber dans le totalitarisme des anciens régimes communistes.
Keith Beaumont, Prêtre de l’Oratoire de France
[1] Mais pas en Écosse, qui possède sa propre « Église établie » qui est l’Église presbytérienne, de tradition calviniste !
[2] Un abrégé de cette dernière formule, en latin, se trouve inscrit sur les pièces de monnaie.
[3] Jusque vers le milieu du XIXe siècle, ceux qui s’appellent aujourd’hui « anglicans » se désignaient eux-mêmes comme « protestants » ; le terme « anglicanisme » fut employé pour la première fois en 1838, par Newman, dans le cadre du Mouvement d’Oxford. Aujourd’hui cette Église est en crise, et la pratique religieuse anglicane connaît au Royaume Uni une chute vertigineuse.
[4] Pour plus de détails, voir notre Dieu intérieur. La Théologie spirituelle de John Henry Newman, Ad Solem, 2014, et Comprendre John Henry Newman. Vie et pensée d’un maître et témoin spirituel, Saint-Léger Éditions, 2015.
[5] La traduction courante de cette formule – « premier Vicaire du Christ » – est inexacte : le terme employé par Newman, « Aboriginal Vicar » signifie « Vicaire originel », c’est-à-dire qui remonte àl’origine (cf. le terme « péché originel »).
[6] Cf. Lettre au duc de Norfolk, DDB, 1970, p. 239-240.
[7] Ibid., p. 246-248.
[8] Ibid., p. 249-250.
Keith Beaumont, né àMelbourne en  Australie, est Docteur en lettres (Université de Warwick, G.B.), a été professeur de lettres françaises àl’Université de Leicester (GB) de 1970 à1991. Ordonné prêtre en  juin 1996, il fut Maître des novices de l’Oratoire, travailla en paroisse, fut aumônier d’étudiants, enseignant en histoire de la spiritualité et théologie spirituelle àla Catho de Lyon (de 1998 à2003), puis au Centre Sèvres et àl’Ecole Cathédrale. Auteur de nombreux essais sur la pensée de J. H. Newman, il a longtemps présidé l’Association Française des Amis de John Henry Newman, et organisé des travaux de traduction, d’études sur Newman et de colloques.