Keith Beaumont, prêtre de l’Oratoire, est l’auteur vivant le plus prolifique en langue française sur John Henry Newman, « géant de la pensée chrétienne des temps modernes, àla fois comme théologien et comme guide spirituel ». Il vient de signer en langue anglaise plusieurs chapitres dans le volumineux ouvrage A guide to John Henry Newman, his life and thought, paru en janvier 2023 chez Catholic University of America Press, sous la direction de Juan R. Vélez. Dernier né d’un immense corpus critique, l’ouvrage est une présentation générale, qui tente d’être la plus complète possible sur tous les grands thèmes de la vie et de la pensée de Newman.
Comment est né ce dernier ouvrage sur Newman ?
Keith Beaumont : Juan R. Vélez est un prêtre américain qui a beaucoup écrit sur Newman en anglais. Dans les pays anglo-saxons, c’est ce qu’on appelle l’éditeur (editor) du livre. C’est lui qui a sollicité des chercheurs, principalement américains, mais aussi anglais et français, afin d’inviter chacun àparler d’un aspect de la vie et de l’œuvre de John Henry Newman, dans le but de produire un ouvrage le plus complet possible. En effet, les auteurs sont issus de disciplines différentes. La théologie bien sûr, mais aussi l’éducation, la littérature, l’histoire et la philosophie, ce qui permet de mieux rendre compte de la richesse de l’œuvre de Newman, qui a eu une influence gigantesque, aussi bien chez les théologiens anglicans que catholiques au XXe siècle.
 En quelques mots, pouvez-vous retracer les grandes étapes de sa vie ?
K.B : John Henry Newman est né àLondres en 1801. A 15 ans, il fait l’expérience de Dieu comme une Présence intérieure, expérience qu’il appellera plus tard sa première conversion, celle de vivre désormais tourné vers Dieu. Il fait de brillantes études àl’Université d’Oxford, et en 1822 se trouve élu fellow* du plus brillant de ses collèges, Oriel College. Oxford est alors une université anglicane et le principal centre de formation du clergé du pays. Newman est ordonné diacre de l’Eglise anglicane en 1824 et pasteur l’année suivante. Puis, dans les années 1830, il va devenir le chef de file du Mouvement d’Oxford (vaste mouvement de renouveau de l’Eglise d’Angleterre). En 1845, après plusieurs années de réflexion, il se convertit au catholicisme, avant d’être ordonné prêtre àRome en 1847. Cette même année, il repart en Angleterre et y fonde le premier Oratoire de saint Philippe Neri dans ce pays, l’Oratoire de Birmingham. Il en fondera un second àLondres, mais ne réussira jamais àen fonder un àOxford en raison de l’opposition des évêques catholiques anglais. Il a énormément écrit, il a publié presque 40 volumes de son vivant, dont 12 de sermons (il a écrit quelque 600 sermons lorsqu’il était curé de l’Église anglicane). Lire son œuvre en entier serait le travail de toute une vie ! Il sera créé cardinal par le nouveau pape Léon XIII en mai 1879 et meurt en 1890.
Il a été proclamé vénérable par la Congrégation pour la Cause des Saints en 1991 et béatifié àBirmingham le 19 septembre 2010 par le pape Benoît XVI, qui était un amateur passionné de Newman. Il est proclamé saint le 13 octobre 2019 par le pape François. Newman est àl’origine d’une profonde réforme de l’Église anglicane et il a marqué sur le long terme la théologie catholique, àVatican II notamment.
*Membre agrégé
Extrait d’un sermon paroissial
« L’âme humaine est faite pour la contemplation de son Créateur, et seule cette haute contemplation fait son bonheur ; quoi qu’elle puisse posséder par ailleurs, elle reste insatisfaite jusqu’àce que lui soit accordée la présence de Dieu et qu’elle vive dans cette lumière. »
 Dans vos articles, vous parlez du « sens de l’homme » de Newman. Pouvez-vous préciser le sens de cette expression ?
K.B : C’est l’un des thèmes majeurs de l’œuvre de Newman, qui est un chercheur de Dieu. Sa relation avec le Christ a forgé sa vision de l’homme : il reprend la pensée des Pères de l’Église « Homo capax dei » (l’homme capable de Dieu), formule qu’on trouve sous la plume de Bérulle aussi. Or, on a trop souvent perdu de vue la relation transcendantale avec Dieu. On a réduit le christianisme àune simple morale ou àun système de pensée. Newman donne sa définition du chrétien dans un sermon : c’est quelqu’un qui ressent le sens intime de la présence de Dieu en lui. Dans un de ses romans (Newman était aussi romancier), il parle du « sens habituel de la Présence divine » que ressent le personnage principal ; celui-ci se sent « créature de Dieu et responsable devant lui, possession de Dieu et non de lui-même ». L’auteur s’inspire bien sûr ici de sa propre expérience de Dieu.
C’était certes un brillant intellectuel (peut-être le plus grand théologien du XIXe siècle), mais il vivait sa relation àDieu depuis l’âge de 15 ans, l’époque de sa première conversion.
Il est àla fois un maître et un témoin spirituels :
K.B : La pensée de Newman est tout sauf « désincarnée ». Si ses sermons ont été si écoutés et qu’ils sont encore publiés et lus aujourd’hui, c’est aussi parce qu’ils sont marqués par une connaissance extrêmement fine de la psychologie humaine. J’ai cité ce mot d’un témoin qui disait que Newman « disséquait l’âme » de ses auditeurs comme avec un scalpel ! Les conseils spirituels que donne Newman sont enracinés dans une fine connaissance de cette psychologie humaine. Il est convaincu de la complexité de l’homme. Il n’y a pas qu’un chemin qui mène àDieu, et Dieu respecte tous ces cheminements. Ce thème revient très souvent. Il donnait beaucoup de conseils aux personnes qu’il accompagnait spirituellement, mais toujours en essayant de saisir et de prendre en compte la réalité concrète de chacune. Il va même jusqu’àdire que « nous avançons vers Dieu àtravers nos erreurs et nos échecs ». Son souci, c’était celui d’un pasteur et d’un prêtre : inciter les gens àapprofondir leur relation avec le Christ. Son rôle de guide spirituel est fondamental dans sa vie et son ministère.
Un élément essentiel de son enseignement est son articulation entre théologie, au sens moderne, et vie spirituelle. J’ai consacré d’ailleurs un article (qui a été reproduit dans plusieurs revues) àla question « Newman était-il théologien ? ». Bien sûr, il est un très grand penseur chrétien, mais il refusait le titre de « théologien » car il sentait que sa pensée était en décalage avec la pensée théologique de l’époque qui était essentiellement conceptuelle et finalement assez desséchante. Sa pensée àlui était plus proche de celle des Pères de l’Église pour qui le « théologien » était d’abord un chercheur de Dieu et un homme de prière. S’il insiste sur l’importance du « dogme », c’est parce qu’il se rend compte que notre manière de penser Dieu détermine notre manière de le chercher et de le prier. C’est seulement au XXe siècle que l’Église l’a « rattrapé », pour ainsi dire. Certains ont vu dans le concile Vatican II « le concile de Newman ». Selon le pape Benoît XVI, il a fait une contribution majeure àla pensée catholique avant tout dans les domaines de la conscience et du « développement » doctrinal.
Témoignage sur la prédication de Newman àSt Mary’s d’Oxford : « Son pouvoir se manifestait avant tout dans la manière nouvelle et inattendue dont il revivifiait des vérités anciennes, morales ou spirituelles auxquelles tous les chrétiens adhèrent en principe, mais que la plupart ont cessé de sentir. Au fur et àmesure qu’il parlait, combien la vérité ancienne devenait neuve ! Combien elle était investie d’un sens jamais encore perçu ! Il touchait du doigt –si doucement, mais si puissamment ! – quelque endroit intime du cœur de son auditeur, et lui apprenait des choses sur lui-même que, jusqu’alors, il n’avait jamais sues ».
Quelles ont été les raisons de sa conversion au catholicisme ?
K.B : : Newman cherche àse rapprocher du christianisme primitif, c’est ce qui le conduira àse convertir au catholicisme, après l’avoir recherché dans le Mouvement d’Oxford. Il est très attaché au dogme et àun enseignement religieux fondé sur le dogme, c’est-à-dire sur une Eglise visible ayant des sacrements et des rites, qui sont les canaux de la grâce invisible. Mais si sa « conversion » de 1845 comportait une rupture personnelle et professionnelle extrêmement douloureuse, sur les plans intellectuel et spirituel elle témoigne d’une continuité remarquable : comme il le dit lui-même, il avait le sentiment de « rentrer au port après une violente tempête ».
Keith Beaumont a été pendant onze ans président de l’Association francophone des Amis de Newman, comme l’a été avant lui Pierre Clavel, également prêtre de l’Oratoire et qui a beaucoup contribué àfaire connaître Newman au sein de l’Oratoire de France. Il est actuellement président d’honneur de l’Association.