« La condamnation des prêtres ouvriers » Ouvrage du père Robert Dumont
Trois articles parus dans Golias
La présentation du livre aura lieu lundi 27 janvier 2020 à19h30 en l’église Saint-Eustache :
avec Denis Pelletier, historien, directeur d’études àl’École pratique des hautes études (EPHE),
Robert Ageneau, fondateur de la maison d’édition Karthala,
Bruno Régis, Joël Chérief et Xavier Debilly, prêtres de la Mission de France,
et bien entendu, avec Robert Dumont, prêtre de l’Oratoire de France.
Église Saint-Eustache, entrée par le 2 impasse Saint-Eustache, 75001 Paris. Entrée libre.
La condamnation des Prêtres-ouvriers (1953-1954)
Étude de cas àtravers les documents
L’histoire des prêtres-ouvriers (en abrégé PO) commence dans les années 1940, comme une tentative pour l’Église de renouer le contact avec un monde ouvrier, alors largement éloigné d’elle, malgré les efforts des mouvements d’action catholique tels l’ACO et la JOC. L’expérience est mise en route avec l’accord de la hiérarchie catholique. Individuellement ou par petites équipes, dans le cadre de la Mission de France, de la Mission de Paris ou bien rattachés àl’évêque d’un diocèse ou àune société religieuse (dominicains, jésuites), des prêtres vont s’engager sur les grands barrages en construction ou dans les usines. Leur identité de prêtres va progressivement s’en trouver questionnée et transformée. Ils se disent « devenus prêtres autrement ».
Très vite, ils se sentent en porte-à-faux par rapport àla conception traditionnelle du prêtre et ils réalisent que leur engagement les amène àune solidarité de vie et de lutte avec leurs camarades de travail. Au contraire, les évêques et Rome s’imaginent que ces prêtres doivent vivre selon le modèle et la définition classique du concile de Trente : l’homme du sacré, mis àpart, l’homme du religieux, l’homme qui n’a pas àse compromettre dans les affaires du monde. Làest le grand malentendu !
Construit àpartir d’une sélection de documents d’archives inédites – ce qui en fait son originalité – cet ouvrage de référence nous fait revivre l’histoire tumultueuse des relations entre les évêques et les PO, de l’année 1950 au 31 mars 1954, date àlaquelle entrera en vigueur la condamnation des prêtres ouvriers. Un affrontement et un tragique malentendu entre deux manières de penser le monde, Dieu, Jésus, de vivre l’Évangile et la pratique chrétienne, et même tout simplement de comprendre et de penser la réalité.
Nous allons évoquer en trois numéros ce livre exceptionnel.
1° D’abord nous interviewerons son auteur Robert Dumont (93 ans), figure emblématique du christianisme des XXe et XXIe siècles.
2° Puis nous poursuivrons l’interview avec Robert Dumont qui nous expliquera la genèse et le sens de son livre.
3° Enfin, nous donnerons des extraits de la postface écrite par un historien du catholicisme contemporain, Denis Pelletier, qui nous dira l’intérêt de l’ouvrage.
Confession d’un prêtre de 93 ans
Golias : Robert Dumont, quel a été votre parcours ?ÂÂ
Robert Dumont : J’ai eu un itinéraire atypique et tout àfait imprévu. En effet, j’ai fait l’expérience de ce qu’on appelle la résilience, cette capacité intérieure de surmonter les crises traversées. Enfant, j’ai été aux prises avec une dyslexie que j’ai surmontée difficilement ; jeune adolescent menacé par la tuberculose, j’ai passé plusieurs hivers en préventorium loin de sa famille ; àdix-huit ans je me suis engagé « pour la durée de la guerre » dans les forces libres qui libérèrent la France. À vingt ans, je suis entré dans la congrégation de l’Oratoire. Durant mes études, j’ai eu heureusement la chance de m’initier àla Bible par la méthode historique. Sitôt prêtre, j’ai été parachuté dans un collège où je ne me suis pas senti en compétence. Trois ans après (1956), àma surprise, j’ai été nommé aumônier d’étudiants au sein de la paroisse universitaire. Làj’ai pris conscience du décalage entre la doctrine catholique traditionnelle et la mentalité des jeunes adultes que j’accompagnais, ce qui m’a obligé àrepenser ma propre identité chrétienne. Pour éprouver moi-même ma foi chrétienne dans le monde sécularisé, je m’y suis enraciné comme prêtre au travail durant une vingtaine d’années, rude expérience de décantation, d’approfondissement, de maturation. Après ma retraite, j’ai créé aux Editions Karthala deux collections. La première, « Signes des temps » rassembl des témoignages de prêtres-ouvriers, puis de prêtres et de religieuses qui sont partis en Amérique Latinedans la deuxième moitié du XXe siècle. Quant àla seconde collection, « Sens et conscience », elle a pour objectif de faire connaître les recherches actuelles pour un christianisme crédible dans la modernité.
Golias : Vous venez d’avoir 93 ans, mais vous êtes toujours àl’ouvrage, comment faites-vous pour demeurer incessamment en marche ?
Robert Dumont : Lorsque j’avais 55 ou 60 ans, ceux qui en avaient 85 ou 90 me paraissaient vraiment très vieux ââ€â‚¬Ã‚ peut-être sous-entendais-je « hors course ». Aujourd’hui, je trouve que l’âge est relatif si l’on est àpeu près en bonne santé. Pour moi dont la tête et la carcasse par moment protestent, la seule question est de savoir ce que je vais faire du temps qui est devant moi et au bénéfice de qui ? Je pourrais ajouter : pour combien de temps ? L’interrogation qui importe est de me demander : Que vais-je faire de cette année qui s’ouvre devant moi, et quels moyens vais-je prendre pour qu’elle serve àquelqu’un et si possible au plus grand nombre. Tel est, àmon sens, ce qui donne sens ànos vies.
Golias : Comment en êtes-vous venu àl’édition ?
R.D : C’est depuis l’an 2000 que je me suis mis àpublier des récits de vie dans la collection que s’est intitulée « Signes des temps ». Il me tenait àcœur de sauver la mémoire de personnes qui avaient vécu humainement et chrétiennement dans « l’enfouissement » et qu’on n’avait pas remarquées ni reconnues. Ces prêtres-ouvriers avaient eu des manières d’être et de vivre qui les avaient plus ou moins marginalisés parce que trop décalées par rapport aux habitudes dans lesquelles nous sommes les uns et les autres plus ou moins confortablement installés. Nous en sommes aujourd’hui àprès d’une vingtaine de titres signés par des prêtres-ouvriers , en plus d’ouvrages écrits par des prêtres, des religieuses, voire des laïcs qui sont allés « s’enfouir » en Amérique latine au risque d’y laisser leur vie, et pour certains d’être assassinés pour avoir trop dérangé les « Establishment ».
Conserver la mémoire de ces témoins par des écrits me paraissait important non seulement présentement mais aussi pour l’avenir. Peut-être en effet qu’un jour des historiens, des sociologues et, soyons optimistes, des théologiens voudront bien s’en ressaisir afin de révéler le sens, la valeur et la fécondité de leur aventure dans le contexte des évolutions culturelles, sociales, religieuses et politiques dans lesquelles ces devanciers ont vécu leurs engagements.
Golias : Parlez-nous maintenant de l’autre collection « Sens et conscience » que vous avez créée récemment dans la foulée de l’autre ?
RD : Il y a sept ans une opportunité imprévisible nous a été donnée àl’éditeur et moi-même de continuer mais autrement le chantier déjàexistant. Un premier manuscrit de John Shelly Spong, évêque épiscopalien américain, est tombé sur ma table : Jésus pour le XXIe siècle . Cela nous a permis - car nous travaillons en équipe – de reprendre la question du rapport de la foi chrétienne avec le monde moderne non plus seulement àpartir des récits de vie de gens engagés sur le terrain mais au niveau d’une réflexion sur les raisons du décalage culturel entre la foi de chrétiens immergés dans la modernité et la doctrine et l’organisation de l’Église catholique. En quoi et pourquoi le discours de l’Eglise se révélait-il pour eux si peu crédible et pertinent ? Ce premier livre de Spong a rencontré un public malgré le black-out de la presse catholique qui nous a refusé toute recension (sauf Golias et Parvis). Il s’est donc avéré que, malgré ce silence médiatique, un public existait qui attendait que des éléments de compréhension lui soient proposés afin de l’aider àcomprendre les questions qui le taraudaient. Nous avons pris alors le risque d’ouvrir une nouvelle collection symboliquement intitulée « Sens et Conscience » qui frise fin 2019 la dizaine de titres imprimés, tous portant sur des interrogations cruciales que se posent des chrétiens qui réfléchissent. Ceux qui sont sortis ont été appréciés par de nombreux lecteurs de Golias.
Golias : D’où vient votre souci, votre passion même, de promouvoir, àtravers vos deux collections, un christianisme qui soit crédible par nos contemporains ?
 RD : Mes motivations profondes viennent d’une interrogation qui remonte àmes années d’aumônerie d’étudiants (1956-1966) lorsque je me suis aperçu que la génération montante, l’intelligentsia de demain qui est devenue celle d’aujourd’hui, ne pouvait comprendre et donc adhérer àla manière de croire en Jésus qui était celle de notre catéchisme commun de l’avant et de l’après guerre et àla théologie de mes sept années de séminaire (1946-1953). Cette interrogation que je portais en moi dès les années 60 s’est trouvée réactivée ou concrétisée àla fin du siècle passé lorsqu’un de mes petits neveux réagit avec inquiétude au film Le prince d’Égypte (1998) qui lui proposait l’image d’un Dieu qui faisait mourir les enfants d’Égyptiens afin de libérer ceux des Israélites : « C’est vrai que Dieu a fait tuer les premiers nés des enfants égyptiens ? » me disait-il sans que ses parents n’aient su quoi lui répondre. Saine réaction devant cette présentation « fondamentaliste » de la foi qui n’avait d’égal que celle véhiculée quarante-cinq ans plus tôt par le film de Cecil B. De Mille Les Dix commandements (1954).
Ce fondamentalisme n’est pas mort dans l’Eglise catholique. En effet si tout le monde est bien d’accord pour refuser aujourd’hui la compréhension préscientifique du cosmos d’avant Copernic et Galilée ainsi que celle de la création d’avant Darwin et Teilhard de Chardin, comment ne pas constater, par exemple, que le discours traditionnel sur « Dieu créateur du ciel et de la terre » continue d’habiter nos célébrations, avec tout l’imaginaire qui en résulte pour des têtes pas ou peu au fait du sens positif des mythes ? Apparaît ainsi au grand jour, pour les gens qui réfléchissent et ont un tant soit peu d’esprit critique, un divorce ou pour le moins une distorsion entre d’une part la culture qui nous habite et nous façonne inconsciemment et d’autre part le discours de notre Église avec son langage imagé valable en d’autres temps mais totalement périmé ànotre époque.
Golias : Comment réagissez-vous face àce divorce qui a provoqué l’éloignement de bien des chrétiens de l’Eglise ?
RD : Je m’entends reprocher par des prêtres de la nouvelle génération d’avoir participé, avec les prêtres de la mienne àdécrédibiliser la religion depuis Vatican II (1962-1965). Pour eux la fidélité, c’est de répéter. Pour moi c’est de recréer dans un monde qui change. C’est la condition pour que la personne de Jésus et le message qui découle de sa manière d’être aux hommes et au monde de son temps soit digne d’intérêt pour nos contemporains d’aujourd’hui (hommes et femmes, vieillards et jeunes). De même, au-delàde la « morale moralisante » de notre enfance, de notre temps, de ce monde, ces mêmes personnes qui se questionnent sur le sens de leur vie pourront être sensibles àune morale de liberté qui les appelle àgérer leur vie d’une manière responsable. Se crisper sur hier n’est certainement pas la meilleure manière pour travailler àl’épanouissement des humains d’aujourd’hui et de demain. La question est donc : comment l’Eglise catholique va-t-elle annoncer l’Évangile de nos jours, incarnée qu’elle est dans de multiples cultures contemporaines non seulement en Occident mais sous d’autres cieux que le nôtre ? C’était déjàl’enjeu de l’expérience des premiers prêtres-ouvriers.
Confidences de son auteur
Golias : Comment avez-vous eu l’idée d’écrire ce livre ?
Robert Dumont : Pendant vingt ans j’ai été prêtre ouvrier, au moment où l’expérience, qui avait été brutalement interrompu par Rome (en 1953-54), avait repris après le Concile Vatican II (1962-1965). Mais, comme beaucoup de prêtres ouvriers de cette seconde époque qui avaient vécu auparavant l’interdiction romaine – les uns cessant douloureusement l’expérience par « obéissance », les autres la poursuivant mais se faisant marginalisés par Rome et l’épiscopat français –, je voulais, avec eux tous, tenter de comprendre àla fois le drame que le couperet romain avait été pour les uns et pour les autres et les raisons profondes du malentendu entre les responsables de l’Église catholique et les prêtres-ouvriers. Voilànotre motivation initiale commune, au nom de laquelle je me suis investi depuis plus de quarante ans.
Golias : Comment a-t-elle pris corps ?
RD : L’entreprise s’est donné des moyens sérieux en 1990. Nous avons créé un groupe de travail et nous avons recueilli, au cours de quatorze années, nombre d’interviews auprès des PO « partis » et « restés au travail » (soumis ou insoumis). Ce groupe de réflexion, accompagné d’une historienne et d’un sociologue, a publié en 2004 un ouvrage qui en tentait la synthèse : Nathalie Viet-Depaule et Charles Suaud, Prêtres et ouvriers, une double fidélité mise àl’épreuve, 1944-1969, Karthala, 2004, 598 pages.
Ce fut une première étape mais cet ouvrage était loin de mettre en lumière la plus grande partie des expériences des prêtres ouvriers. Celles-ci formaient un continent enfoui dont les interviews n’étaient que la partie émergée. Par la suite, je me suis engagé lors de ma retraite en créant aux Editions Karthala la collection de livres « Signes des Temps », relatant les témoignages individuels de quelques personnalités PO qui avaient bien voulu se livrer et partager leurs analyses.
Golias : Et cela ne nous a pas suffi ? Il restait un chantier àterminer ?
RD : Oui, je restais insatisfait, et pareillement l’historienne Nathalie Viet-Depaule, de ne pouvoir donner la parole àbeaucoup d’autres PO qui jusqu’ici s’étaient tus, refusant de parler en raison de blessures profondes ou ayant seulement confié leur expérience àdes feuillets conservés pour eux-mêmes. Par ailleurs, il y avait les autres acteurs de la crise qu’étaient les évêques qui pour la majorité avait emboîté le pas àRome et àses arguments. D’eux, je ne connaissais que les textes officiels qui leur avaient servi àtransmettre les consignes de Rome àleurs prêtres-ouvriers et àles mettre en demeure d’y obtempérer. Que s’était-il dit exactement entre eux lors de rencontres personnelles ou plus larges ?
Golias : Cette insatisfaction vous a donné un coup de fouet pour continuer ?
RD : Exactement, elle nous a mobilisés. Nous nous sommes mis àcollecter les archives PO dispersées en de multiples lieux. Nathalie Viet-Depaule a réussi àconvaincre certains PO vieillissants de ne pas laisser disparaître en leur fin de vie les documents qu’ils avaient mis de côté. Elle s’est fait remettre les chemises correspondantes, quand ce n’étaient pas des cartons contenant parfois des « pièces uniques » retrouvées nulle part ailleurs !
De mon côté, grâce àdes opportunités, j’ai pu avoir accès àdes fonds d’archives d’évêques conservées dans les archives diocésaines et àobtenir, parfois de longue lutte, l’autorisation de les photocopier. Aussi, j’en profite pour remercier les archivistes des diocèses de Lille, de Lyon, de Bourgoin-Jallieu, de Bordeaux, de Limoges, enfin de Paris. D’autres, hélas, ont pratiqué l’attitude d’omerta inspirée par les habitudes cléricale du secret.
En reclassant chez moi ces bonnes pioches successives, et en les croisant entre elles, ainsi qu’avec ce qui nous était déjàarrivé par les PO, j’ai pu reconstituer des dossiers dont nous n’avions pas idée àl’origine. Tout au plus, tel élément trouvé dans tel fond nous laissait-il entrevoir qu’àtel moment et en tel lieu qu’il s’était passé un événement décisif pour l’histoire des PO. Un vrai travail de fourmis pour recomposer un puzzle dont nous ne connaissions pas l’image.
Toujours est-il qu’après trente ans d’emmagasinement de la mémoire (1990-2019), il m’est apparu non seulement possible mais nécessaire pour l’histoire d’en restituer un aspect important grâce àl’entrecroisement de quelque quarante cartons d’archives. Voilàcomment est né le gros livre qui présente une documentation inédite.
Golias : Au fond, pourquoi avez-vous consacré tant d’années, tant d’énergies, tant de fatigues et d’obstination pour composer ce livre qui vous tient tant àcœur alors que vous êtes dans votre 94ème année ?
RD : C’est d’abord, pour l’honneur de ces hommes, prêtres de Jésus, dont cette qualité leur a été déniée et qui méritaient mieux en raison de ce qu’ils appelaient leur « double fidélité àJésus et àla classe ouvrière ».
Ensuite, c’est parce qu’il y a peu d’événements marquants dans la vie de l’Eglise du XXème siècle qui bénéficient d’un tel cumul de fonds d’archives. Il paraissait donc important de faire l’histoire de cette blessure dans le flanc de l’Église, mais en restituant la manière dont la hiérarchie s’est alors comportée àl’égard des PO.
Enfin, c’est parce que ce fonds d’archives, déjàtrès volumineux, décrit une manière d’être et de faire de l’Église quasi constante depuis des siècles àl’endroit de tout ce qui bouge en son sein dans des tentatives de prises en compte ou de réponse àdes questions nouvelles que posent la société du moment et l’évolution des cultures au fils des siècles. C’est pourquoi, bénéficiant de l’ampleur de ce fonds d’archives sur les PO, ce livre voudrait être, sous la forme de « l’étude d’un cas », une sorte d’alerte sur une manière d’être dont les PO ont fait les frais, mais qui déborde largement leur propre histoire. Il y va de la vie même de l’Église qui, refusant de se réformer en elle-même, court àsa propre perte, et ââ€â‚¬Ã‚ ce qui est plus grave ââ€â‚¬ détourne nos contemporains, de ce qui devrait être sa vocation première : faire découvrir Jésus comme celui qui tend àaider les hommes et les femmes de son temps àse mettre debout, comme celui qui nous propose aujourd’hui de nous mettre àsa suite pour vivre la même responsabilité « au cÅ“ur de ce monde », celui que nous habitons.
Golias : Pouvez-vous nous dire en quelques mots comment est construit le livre ?
RD : La première partie, de beaucoup la plus longue, se contente de retranscrire en les classant soigneusement la succession d’événements qui ont jalonné les dix ans d’existence de la première génération des PO (1944-1954). Cette partie reprend àl’état brut les documents retrouvés dans les différents fonds d’archives évoqués plus haut, c’est-à-dire sans le moindre commentaire qui pourrait apparaître comme un jugement, Mais je prends le soin pour chaque document de l’introduire par de brèves lignes (mises en italique) pour les situer dans leur cadre historique.
La deuxième partie tente d’aider àcomprendre pourquoi cela s’est passé comme çà. Sa brièveté tient au fait de l’ampleur de ce volume, mais plus profondément àce que cette « étude de cas » au niveau des archives requerrait pour une analyse plus poussée des travaux menés par des spécialistes, tant historiens que sociologues et surtout théologiens : la postface du livre par l’historien des religions, Denis Pelletier, en est une première contribution. Autant de disciplines pour lesquelles je ne suis pas compétent. Je considère mon travail comme une bouteille jetée àla mer !…
Denis Pelletier est historien du catholicisme contemporain des XXe et XXIe siècle. Directeur d’études de la Section des Sciences Religieuses (Groupe Sociétés, Religion, Laïcités) àl’École Pratique des Hautes Études (EPHE), il a accepté volontiers d’écrire la postface du livre de Robert Dumont : « La condamnation des Prêtres-ouvriers » dont il souligne l’apport original parmi les autres livres qui ont déjàtraité du même thème depuis 1954[1]. « Ce livre, seul Robert Dumont pouvait l’écrire. »
Nous en reproduisons des extraits. Après avoir évoqué la naissance des prêtres ouvriers durant l’occupation, encouragée par l’archevêque de Paris de l’époque, le Cardinal Suhard (entre 1940 et 49) et résumé l’esprit de la démarche ââ€â‚¬Ã‚ Â«Â les prêtres-ouvriers apparaissent comme la pointe avancée d’une possible reconquête de la classe ouvrière par un catholicisme qui se renouvellerait lui-même àleur image » ââ€â‚¬, il en arrive aux causes de son arrêt brutal par Rome :
           « Comment en est-on arrivé là? Dans la crise qui conduit àla condamnation, leurs adversaires mettront en avant deux « dérives » des prêtres-ouvriers. D’une part, on les accuse de rompre avec la conception, canonique et traditionnelle, du ministère du prêtre, conçu comme un sacerdoce et qui fait de lui un homme « séparé du monde ». Le lecteur le lira dans ce livre : le reproche qui leur est fait de n’être plus vraiment des prêtres, parce qu’ils sont devenus trop ouvriers, est omniprésent dans les courriers que leur adressent leurs évêques, tout comme dans certaines réactions de militants ouvriers catholiques, qui leur reprochent d’empiéter sur le terrain syndical. D’autre part, la question de la collaboration avec les communistes est une clé, en cette période marquée par la guerre froide et les persécutions contre les chrétiens àl’Est, alors que les deux seules démocraties européennes où le Parti communiste reste puissant sont la France, centre de l’expérience des prêtres-ouvriers, et l’Italie… où se trouve Rome. En juillet 1949, le Saint-Office a interdit toute collaboration entre catholiques et communistes sous peine d’excommunication. Les évêques français, qui tenaient aux prêtres-ouvriers, ont fait de ce décret une interprétation minimaliste pour préserver au maximum cette forme  d’engagement. Mais ils se sont divisés aussi, et la question du sacerdoce les inquiète tous. Les dénonciations àRome se multiplient, les affrontements entre prêtres-ouvriers et évêques également, et l’écart se creuse entre les uns et les autres. Lorsque les trois cardinaux français, Gerlier, Feltin et Liénart, se rendent àRome àl’automne 1953 pour tenter de sauver ce qui peut l’être, ils rentreront bredouilles et désavoués. Il ne leur restera donc qu’àmettre en application l’interdiction du ministère en usine, ce qui déclenche en février suivant une crise ouverte ».
Denis Pelletier conclut ainsi :
           « Il me semble que l’une des grandes qualités du livre de Robert Dumont est d’éclairer les nombreuses facettes de cette controverse sur l’expérience. Prêtre oratorien, longtemps magasinier àla FNAC, il insiste sur le fait qu’il n’est pas lui-même un historien. Il a raison, sans doute, mais il connaît parfaitement cette histoire, de l’intérieur donc, et peut en parler   des heures durant lorsqu’il vous reçoit dans son petit appartement du quartier des Halles àParis, généralement autour d’un repas modeste et d’un vin de bonne qualité. Voici trente ans en effet qu’il s’entête àarpenter les archives àla recherche de la documentation existante autour de l’histoire des prêtres-ouvriers et de leur condamnation. Le livre est le résultat de cette quête. Il est une histoire des prêtres-ouvriers racontée àl’aide d’un florilège, très sélectif, constitué àpartir de la masse de documents qu’il a réunis et qui sont en attente de travaux d’historiens et d’historiennes. Tout n’y est pas inédit, mais chacun y est présent, prêtres-ouvriers et évêques, théologiens et laïcs engagés dans la mission ouvrière ou le syndicalisme, aumôniers et prêtres de paroisse. J’ai dit plus haut combien l’attention aux paroles des acteurs est une des caractéristiques de l’historiographie française des prêtres-ouvriers. Ici, l’histoire est racontée par les acteurs eux-mêmes, àquelque « camp » qu’ils appartiennent, même si le point de vue des premiers intéressés est bien sûr privilégié.
           Cela ne signifie pas bien sûr que l’ouvrage soit sans intentions. Un florilège, c’est toujours un choix, et nous avons appris depuis longtemps que l’effet d’objectivité auquel tend l’archive est un effet trompeur. En outre, la seconde partie du livre, sous le titre « Essai de relecture », ne se contente pas de fournir les notices biographiques des principaux protagonistes et d’expliciter les différents thèmes autour desquels s’est construite la position d’un épiscopat lui-même divisé. Elle se termine aussi par un chapitre intitulée « Questions àmon Église », où se lisent l’engagement de Robert Dumont lui-même et la raison de son obstination àrecueillir l’archive de cette histoire. Sur cet engagement, l’historien n’a pas àse prononcer. Du moins peut-il souligner que le livre peut se lire au regard d’une histoire déjàancienne qu’il s’agit éclairer, mais aussi au regard d’une actualité plus immédiate et brûlante, celle de la crise actuelle du catholicisme français et mondial, où la question du pouvoir au sein de l’Église est posée avec une acuité particulière.
           Historien moi-même, j’aimerais pour conclure cette postface mettre l’accent sur quelques apports du livre àla recherche, apports qui sont souvent des confirmations de ce que nous savions déjà, mais qui donnent une épaisseur supplémentaire àl’histoire des prêtres-ouvriers. D’une part, la succession des chapitres fait éclater comme une évidence l’écart  des sensibilités au sein même des groupes en présence : ni les prêtres-ouvriers, ni les évêques, ni les militants ouvriers de la JOC ou de l’ACO, n’ont jamais adopté une attitude unanime. C’est la crise qui polarise peu àpeu les points de vue en les radicalisant, et l’on ressent très concrètement, d’un chapitre àl’autre, la façon dont se creuse le différend entre un épiscopat de plus en plus inquiet et des prêtres-ouvriers que la montée des périls conduit àaffirmer toujours plus nettement le caractère indissoluble de leur double appartenance, au catholicisme et àla classe ouvrière. Dans cette radicalisation symétrique, l’effet de groupe est essentiel : les prêtres-ouvriers se rencontrent et construisent peu àpeu, àl’aide de quelques théologiens, une culture commune dans laquelle les évêques, qui correspondent entre eux, et plus particulièrement l’Assemblée des cardinaux et archevêque qui en débat régulièrement, voient l’émergence d’une sorte de magistère concurrent du leur. Les débats autour des deux « directoires » qu’ils ont essayé d’élaborer, et auxquels ils ont àchaque fois renoncé devant l’opposition rencontrée sur le terrain, sont de ce point de vue particulièrement éloquents. La correspondance entre les uns et les autres montre aussi la profondeur des drames personnels, vécus par chacun de manière àla fois collective et intime. Reste que si la crise finale est ressentie de part et d’autre comme un échec, c’est la vie des prêtres-ouvriers qui s’en trouve brisée en deux, de manière irrémédiable.
           La crise a aussi profondément marqué le catholicisme français. Soucieux de « s’enfouir » dans la classe ouvrière et peu préoccupés de tenir le devant de la scène, les prêtres-ouvriers sont devenus en quelques années un symbole du renouveau du catholicisme français et de ses contradictions, inscrit dans l’histoire plus large de la modernisation de la société française après la Seconde guerre mondiale. Paru en 1952, le best-seller de Gibert Cesbron, Les saints vont en enfer, n’est pas pour rien dans ce processus, de même que les reportages publiés par la presse, notamment Paris-Match. C’est ainsi que « l’opinion a flambé », selon le mot de l’ambassadeur près du Saint-Siège, Wladimir d’Ormesson, au moment de la crise. Le livre de Robert Dumont tient en lisière cet aspect des choses, parce qu’il se concentre sur les principaux protagonistes. Mais le choix des documents retenus, et ce qu’il laisse imaginer de la documentation rassemblée, montrent qu’il y a làune ressource essentielle pour une histoire àvenir. Car l’histoire des prêtres-ouvriers a croisé celle de l’industrialisation de la France au cours des Trente Glorieuses, ce moment très particulier où, d’un côté, l’on a cru au progrès d’une société pleinement engagée dans la modernisation de ses outils de production, au risque d’une casse sociale considérable, et où, de l’autre, une grande partie de la gauche, derrière le PCF et la CGT, a investi la classe ouvrière d’une mission d’émancipation qui valait pour la société entière. Ce moment s’est éloigné de nous de manière assez vertigineuse, emporté par les années 68 et par la crise de la désindustrialisation qui les a suivies. L’aventure des prêtres-ouvriers en demeure un observatoire. Elle reste àexplorer àpartir de nouvelles enquêtes monographiques qui permettraient de croiser de manière intime histoire religieuse et histoire sociale. Le matériau est disponible, soyons reconnaissants àRobert Dumont de l’avoir rassemblé. »
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Source :
Golias Hebdo n° 601 : semaine du 28 novembre au 4 décembre 2019
Golias Hebdo n° 602 : semaine du 5 décembre au 11 décembre 2019
Golias Hebdo n° 603 : semaine du 12 décembre au 18 décembre 2019