Les confinements sont venus bouleverser l’enseignement et l’arrivée du numérique, imposé brutalement par les circonstances, poser de nombreuses questions sur le rôle des nouvelles technologies dans la pédagogie. Dans son article intitulé L’enseignant en porte-à-faux, Nicolas Léger*, évoque la façon dont la parole de l’enseignant est mise en concurrence avec les nouveaux contenus d’Internet et des réseaux sociaux. Charles Duquesnoy, professeur d’histoire géographie àl’École Massillon et référent numérique, revient sur ces nouvelles problématiques où vérité et post-vérité s’emmêlent.
Qu’est-ce qui a changé dans la façon de faire cours àl’heure du numérique ?
Charles Duquesnoy : Aujourd’hui, les élèves sont beaucoup plus actifs. Une fois la problématique du cours posée, ils vont devoir créer un contenu àpartir d’un certain nombre de ressources, que j’ai sélectionnées et qui sont mises àleur disposition. La salle se transforme alors en atelier de montage, car ce contenu pourra inclure de l’image, de la vidéo, du texte… L’ambiance y est celle d’une ruche, ils vont débattre entre eux du sujet, trouver un scénario, créer un discours, mettant en scène ces sources, et s’approprier ainsi des connaissances qu’ils retiendront de fait beaucoup plus facilement. Pour avoir expérimenté cette forme de cours, on se rend compte que tous les sujets se prêtent àla scénarisation et que cette démarche, plus participative et créative qu’un cours traditionnel, permet aux élèves neuro-atypiques d’y trouver plus facilement leur place et d’obtenir d’aussi bons résultats que les autres.
 Nicolas Léger insiste dans son article, sur les nouveaux défis auxquels sont confrontés les enseignants, àsavoir que leur parole entre en concurrence avec les contenus d’Internet et des réseaux sociaux : « en classe, [l’enseignant] est àun carrefour où se croisent savoirs, éthique, diversités culturelles et actualités. L’enjeu y est de taille : comment, dans sa pratique, en tenir compte et parvenir àhiérarchiser, donner du sens, ou même àdéconstruire une vague indéfinie d’informations et de divers discours ? »
C.D : L’enseignant doit effectivement arbitrer les savoirs, c’est pour cela que les élèves travaillent sur des sources que j’ai moi-même sélectionnées, qui peuvent faire l’objet d’une explication ou d’une critique, mais en aucun cas, d’une remise en question. « Il s’agit d’élaborer des stratégies d’analyse ou de définition des sources qu’il faut justifier avec assurance » nous explique Nicolas Léger, c’est exactement cela ! Les nouvelles sources d’information exigent une très grande vigilance, en raison du risque de méprise et de confusion, mais les opportunités sont gigantesques. C’est aussi pour cela que, comme le fait remarquer Nicolas Léger, les programmes ont de plus en plus mis l’accent sur la formation de l’élève àacquérir des compétences et un esprit critique, tandis que les savoirs ont été revus àla baisse, sans doute pour armer l’élève face àla masse d’informations.
Justement quelles sont les répercussions sur les savoirs eux-mêmes ?
C.D : L’élève vit dans un monde où la connaissance a de moins en moins de valeur. La posséder n’est plus un enjeu puisqu’on la trouve partout. Ce qui compte aujourd’hui, c’est le discernement, les valeurs et les convictions. Les élèves n’ont plus envie de lire ni d’écrire. Mais quand on s’inscrit dans une vision historique, on se rend compte que ces mutations ont déjàexisté. Lorsqu’àpartir du XIIIe siècle, nous sommes passés d’une société de l’oral àcelle de l’écrit, cela a dû générer une peur de perdre les traditions liées àl’oralité. Aujourd’hui, nous sommes en train de perdre l’écrit, du moins dans la forme qu’il avait prise depuis l’imprimerie, donc depuis six siècles… Nous sommes dans un post-humanisme qui se dirige vers autre chose. Il faut faire confiance àl’intelligence humaine et accepter que les élèves réfléchissent autrement que les générations précédentes, ce qui n’empêche pas d’avoir comme objectif caché qu’ils aillent vers le livre, qu’ils en aient besoin. Aujourd’hui, on part de leur univers pour les emmener vers la lecture.
« Le savoir n’existe plus seul, il est le préambule àune opinion et va être systématiquement confronté aux valeurs éthiques et àl’actualité, afin d’être jugé. » écrit Nicolas Léger, qu’en pensez-vous ?
C.D : L’appropriation d’un savoir par le travail de scénarisation des élèves développe forcément un esprit critique car elle suppose déjàune interprétation. C’est d’ailleurs, comme on le disait, l’objectif des nouveaux programmes. Mais elle génère également une attitude en réaction, c’est la notion de « post-vérité », telle qu’on la connaît depuis quelques années, où l’opinion et la réaction prennent le pas sur les faits. Notre société est incontestablement de plus en plus dans la réaction. L’accélération des informations génère de la réaction, et donc plus de violence, car tout est plus brutal. Le média, l’objet et le public fusionnent : c’est la réaction de l’individu qui compte en premier. Il faut parfois redire que tout n’est pas opinion, mais qu’il y a aussi des lois. Les élèves veulent débattre les valeurs de la République… Le drame de Samuel Paty a été l’occasion de reposer les bases de la liberté d’expression, malgré les contestations ou les opinions divergentes des élèves… Or, leurs opinions font leur identité. Il m’arrive parfois de voir dans le regard de l’élève qu’il ressent comme une attaque personnelle le fait que j’exprime ce que dit la loi. La différence avec les générations précédentes, c’est qu’avant, la réaction restait privée, aujourd’hui, elle atteint la sphère de l’école. La démultiplication des sources d’information modifie la valeur de la parole de l’enseignant, mais aussi les relations parents/enfants. Il y a 20 ans, les enfants avaient les mêmes médias que leurs parents, la même source d’information. Aujourd’hui, la principale source d’information des jeunes, ce sont les réseaux sociaux, et eux considèrent que c’est la réalité, ce qui nous interroge sur la notion de réalité.
Comment les enseignants accompagnent-ils ces mutations ?
C.D : La formation est en retard sur les enseignants ! La plupart des enseignants ont dû prendre les devants. En même temps, cela fait partie du métier d’enseignant, que d’évoluer régulièrement. Mes collègues plus expérimentés dans ce métier, disent que tous les sept ans de toute façon, il faut se réinventer ! L’enseignement est une réinvention permanente.
En revanche, l’arrivée d’une technologie numérique, en plus des disparités de formations des enseignants, pose des problèmes de disparités de budgets, de projets et d’investissements. L’année scolaire passée, nous avons vécu une année expérimentale, une année de transition dans une période de transition. Les élèves sont venus de plus en plus nombreux avec leur ordinateur personnel, ce qui pose un problème d’égalité avec ceux qui n’en ont pas. On sait que l’Education nationale n’a pas les moyens de faire avancer la transition plus vite. C’est pourquoi, le projet d’équiper les élèves d’une tablette s’est imposé et depuis la rentrée, l’école Massillon a équipé tous les professeurs et dix classes du collège et du lycée.
* L’enseignant en porte-à-faux, Nicolas Léger, Revue Esprit, décembre 2018, p 77-81, https://www.cairn.info/revue-esprit-2018-12-page-77.htm (article réservé aux abonnés). Nicolas Léger est professeur de lettres et de philosophie au lycée Victor-Hugo de Florence