“L’Homme au-dessus des cieux. Anthropologie et Christologie en Pierre de Bérulle†. Préface de Mgr Luc Crépy
Préface au livre de Christian Barone, publié en juillet 2018 aux éditions du Cerf.
Si dans l’histoire de l’Eglise, le XVIe siècle fût espagnol, le XVIIe – « le Grand Siècle » – fut français avec Pierre de Bérulle, àl’origine de ce que l’on a coutume d’appeler depuis Brémond « l’Ecole française de spiritualité ». Souvent moins connu du peuple chrétien que ses « disciples », tels saint Vincent de Paul, Jean-Jacques Olier, saint Jean Eudes ou saint Louis-Marie Grignion de Montfort, le cardinal de Bérulle (1575-1629) fut sans conteste un des grands réformateurs de la vie spirituelle et pastorale de l’Eglise en France. Son puissant rayonnement traverse les siècles jusqu’àinspirer aujourd’hui encore de jeunes théologiens du XXe siècle comme Christian Barone. Ainsi, citant saint François de Sales, notre auteur ouvre sa thèse en affirmant toute la richesse découverte au contact de celui (Bérulle) « àqui Dieu a beaucoup donne et qu’il est impossible d’approcher sans beaucoup en profiter » .
Surement, l’abbé Barone a perçu dans les écrits de Bérulle le souffle àla fois mystique et missionnaire de cette époque post-conciliaire qui, au terme d’un XVIe siècle marqué par les guerres et les épidémies, a cherché àrelever le défi d’une nouvelle évangélisation et d’une renaissance spirituelle. A l’heure des découvertes scientifiques et des grandes interrogations sur la place de l’homme clans l’univers, il fallait parler de manière renouvelée des relations entre Dieu et l’homme, afin de confesser a la fois « Dieu si grand » et« Jésus si proche ». Sans faire de concordisme facile avec notre époque, elle aussi post-conciliaire, le présent ouvrage manifeste l’actualité d’un « mystique aux yeux ouverts » pour qui la théologie ne demeure pas en marge des grandes questions de chaque époque. C’est en s’inscrivant dans le nécessaire et constant approfondissement de la rencontre du divin et de l’humain – le mystère de l’Incarnation – , que le geste théologique bérullien a su rejoindre la culture ambiante d’un siècle aussi contraste que passionnant. Si l’écriture de Bérulle n’est déjàpas d’accès facile pour nos contemporains, notre auteur italien n’a pourtant pas été arrêté par la difficile compréhension du français du XVIIe siècle. A la suite de bien des théologiens, il s’agissait d’abord d’affronter les riches et complexes questions des rapports entre la nature et la grâce. Autant d’expressions de la foi que C. Barone analyse vigoureusement en montrant l’évolution de la réflexion de Bérulle sûr le Verbe incarné.
En effet, la Personne du Christ – pleinement Dieu et pleinement homme – dans sa double relation àla Trinité et àl’humanité est au cÅ“ur de la pensée et de la spiritualité de « l’apôtre du Verbe incarné » (Urbain VIII). Cette étude précise, fortement argumentée et documentée, a donné lieu a une brillante soutenance de thèse a l’Université pontificale grégorienne et a reçu une mention spéciale au prix Henri de Lubac, en 2017 àRome. Un tel travail universitaire manifeste la fécondité actuelle de l’Ecole française de spiritualité, àune époque ou la cause de Docteur de l’Eglise a été introduite pour un des disciples de Bérulle – saint Jean Eudes – qui, tout en vulgarisant le christocentrisme et la dévotion mariale de son maître a ouvert des voies originales a la théologie et au culte des CÅ“urs de Jésus et de Marie.
Ecrire une préface n’a pour finalité ni un résumé, ni une synthèse du livre, mais, tout simplement, d’inviter le lecteur a entrer promptement dans l’ouvrage en manifestant l’intérêt et le plaisir éprouvés àle parcourir. Une des perspectives fortes du travail de Christian Barone, tout au long de sa recherche, se trouve dans l’analyse conjointe et constante des dimenÂÂsions anthropologique et théologique de la pensée de l’Oratorien. Certes la démarche de Berulle est profondément théologique : Dieu pour penser l’homme, pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Adolphe Gesche. Si la réciproque n’ est pas exacte, l’Incarnation du Verbe constitue, chez Bérulle une nouveauté radicale dans l’approche du mystère et de Dieu, et de l’homme. Il s’agit alors de déployer les enjeux tant intellectuels et spirituels que pastoraux et missionnaires d’un double regard sur Dieu et sur l’homme àpartir du Christ, le Verbe incarné. Certains parleront de «christocentrisme mystique» pour qualifier cette tension christologique mise en oeuvre dans les méditations bérulliennes :
«Parler de Dieu, c’est répondre au Verbe incarné, c’est-à-dire entrer dans une dynamique d’échange intersubjectif avec la personne même de Jésus : Il n’y àpas de théologie sans relation directe au Christ, il n’y a pas d’approfondissement dogmatique qui ne soit en même temps spirituel et mystique. »
Chez Bérulle, il n’y a pas d’écriture systématique de sa pensée, qui serait en quelque sorte rassemblée dans un maître-ouvrage. Aussi, a-t- il fallu a notre auteur parcourir ses divers écrits, rédigés a différentes périodes, pour tracer de manière concise et fine ce chemin de crête ou se conjuguent a la fois l’affirmation de la transcendance absolue de Dieu son initiative absolument libre et gratuite de créer l’homme par amour et’ son dessein de salut en Christ.
A la suite des Pères de l’Eglise, et plus particulièrement d’Irénée de Lyon, le mystère de l’homme ne s’éclaire pas seulement sous l’angle de la nature et de la grâce, mais s’enrichit d’un troisième terme : la gloire. Au regard de la dimension rédemptrice de l’Incarnation, Bérulle s’émerveille de la dimension« glorificatrice » par laquelle le Christ, dans son humanité, glorifie Dieu. Le Christ est a la fois rédempteur et « glorificateur » :
« Par l’Incarnation, le Christ n’est pas venu réparer, mais unir la vie humaine et la vie divine pour la gloire de Dieu. Le péché se révèle alors dans la dimension de sa nocivité en tant qu’état clans lequel l’homme reste inachevé et s’oppose a la volonté d’achèvement auquel Dieu l’a appelé clans le Christ. »
A travers le mystère pascal, le Christ – le Libérateur – conduit l’homme à sa finalité ultime, l’union avec Dieu. Une des incompréhensions que suscite souvent l’anthropologie de l’Ecole française de spiritualité, àla suite de son fondateur, est la qualification de l’homme comme étant fondamentalement un « néant ». C . Barone montre bien que, loin d’être une vision pessimiste de l’humanité, cette expression s’éclaire par le mouvement de kénose du Christ Serviteur (esclave), s’abaissant jusqu’a la mort, et la mort sur la croix (Ph 2). L’homme ne devient véritablement humain que s’il se laisse christifier, c’est à-dire s’il conforme son humanité a celle du Christ qui a librement vécu en serviteur, clans une pleine «servitude» a son Père :
« L’assomption par le Verbe de la forme de serviteur non seulement éclaire l’oeuvre rédemptrice du Christ, mais éclaircit le mystère de l’humanité concernant le projet de création et la destination de l’homme qui est de partager la gloire divine. »
Cet « anéantissement » – bien compris – de l’homme rejoint, pour une part, la réflexion contemporaine sur l’homme dans ses limites. Ainsi, les notions de dépendance et de servitude, chères àl’Oratorien, ne constituent aucuÂÂnement « une soumission servile – mais toutefois libre et volontaire – de l’homme a Dieu, mais une soumission qui vient du fond de l’être comme adhésion d’amour au Christ ».
Ces quelques lignes n’évoquent que trop brièvement la thèse de Christian Barone mais laissent entrevoir au lecteur combien ce travail nous emmène au cÅ“ur des grandes questions de la foi et de la vie chrétiennes. Parfois, peu connu de par son style aride et une pensée très dense, Pierre de Bérulle compte pourtant parmi les grands réformateurs qui, àtoutes les époques, ont cherché àrenouveler l’intelligence de la foi et la vie de l’Eglise. Son influence demeure profonde aujourd’hui comme en témoignent les nombreuses congrégations masculines et féminines qui s’inscrivent dans l’héritage de l’Ecole française de spiritualité. Plus largement encore, tout chrétien trouvera chez Bérulle le souffle et les fondements pour vivre son baptême comme union au Christ, le Verbe incarne, comme en témoigne ce beau texte :
Jésus seul est notre accomplissement, et il nous faut lier a Jésus
comme a celui qui est le fond de notre être
par sa divinité ;
le lien de notre être a Dieu par son humanité;
l’esprit de notre esprit ; la vie de notre vie,
la plénitude de notre capacité.
Mgr Luc CREPY CJM, Évêque du Puy-en-Velay
Christian Barone est un prêtre italien du diocèse de Noto, en Sicile. Après avoir obtenu son doctorat en théologie dogmatique àl’université pontificale grégorienne de Rome, il a poursuivi ses études en anthropologie àla faculté des science s cognitives de l’université de Messine. Il est professeur àla Grégorienne et àla faculté théologique de Catane.