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Introduction : l’importance du sens des mots
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Le but de cette communication est de servir d’introduction àce colÂÂloque, en proposant une sorte de « survol» du sujet qui permet de créer un cadre pour ce qui suit. Je vais donc essayer de voir Newman en lui-m ême, et aussi de le situer dans une certaine tradition.
Commençons par définir nos termes clé, et d’abord le mot « spirituaÂÂlité». Ce mot est très à la mode aujourd’hui: tout le monde pratiqueÂÂment revendique pour lui-même une « spiritualité »; mais le mot possède presque autant de sens qu’il en a d’ utilisateurs! Cette situation me rappelle un passage d’ un livre de Lewis Carroll, Au-delàdu miroir (en anglais: Alice Through the Looking-glass). L’auteur introduit le personnage – tiré du folkÂÂlore anglais -  de Humpty Dumpty qui fait cette déclaration  péremptoire:
« Quand j’emploie un mot, il possède exactement le sens que je choisis de lui donner – ni plus ni moins.» (1)
Or, bien entendu, chacun est de libre de donner aux mots le sens qu’il veut: mais que deviennent alors la communication et la compréhension réciproque?
Le mot « spiritualité » est une abstraction; il est aussi une création moderne. Il vaut mieux s’interroger sur l’adjectif « spirituel », beaucoup plus ancien. Que veut dire ce mot, étymologiquement et historiquement? La question est d’autant plus pertinente qu’il y a des personnes - qui se disent « philosophes » (mais en France tout le monde peut s’appeler philosophe, ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays) - qui revendiquent pour eux-mêmes une «spiritualité» ou une « vie spirituelle » tout en récusant toute référence religieuse et en fondant leur revendication sur une fausse étymologie du mot « spirituel ». Le mot existe dans le grec et le latin classiques – pneumatikos en grec, spiritualis (ou spiritalis) en latin. Mais son sens reste relativement faible jusqu’àl’avènement du christianisme: il signifie le souffle, la respiration, parfois l’inspiration poétique, et aussi le vent. C’est le christianisme, en commençant par saint Paul, qui lui donne un sens nouveau, et beaucoup plus fort, qu’il gardera pendant plus d’un millénaire et demi: dans le contexte de l’expérience humaine, ce mot désigne la présence et l’action du Pneuma ou du Spiritus – la présence et l’Å“uvre en nous de !’Esprit de Dieu, ou !’Esprit du Christ Ressuscité, ou !’Esprit Saint. L« homme spirituel» – au moins jusqu’au milieu du xvue siècle- est celui en qui !’Esprit Saint est présent et àl’Å“uvre, le transformant de l’intérieur, le «spiritualisant» et l’unissant àD ieu2• La «spiritualité» chrétienne est donc intimement liée, dès les débuts, àune théologie trinitaire dont les bases sont déjàprésentes chez saint Paul et saint Jean.
Qu’en est-il de l’emploi de ce mot chez Newman? Nous le trouvons quelque 200 fois dans son Å“uvre, un nombre d’occurrences important mais non pas extraordinaire. Son sens n’est pas toujours très précis: cela tient peut-être au fait que le mot est plutôt tombé en désuétude àl’époque, en raison sans doute de la quasi absence d’une conception authentiqueÂÂment spirituelle du christianisme qui est le fait de toutes les formes du christianisme – catholique, anglicane et protestante – en Occident (3). Mais il faut chercher au-delàde l’emploi du mot lui-même. Newman est pénétré de la pensée d’auteurs bibliques comme saint Jean et saint Paul ainsi que de la pensée des Pères de l’Église. C’est donc chez ces auteurs bibliques et chez les Pères de l’Église qu’il faut chercher les racines de sa pensée – comme aussi dans sa propre expérience de Dieu. Qu’il emploie ou non le mot« spirituel», on trouve au cÅ“ur de sa prédication – anglicane d’abord, puis catholique – l’idée de la présence et de l’Å“uvre de l’Esprit Saint en nous. Un de ses plus beaux sermons anglicans porte le titre, difficilement traduisible en français, « The Indwelling Spirit». Littéralement, « Esprit qui demeure en nous » (4).
2. Le rapport entre « théologie » et « spiritualité »
J’ajouterai ensuite une réflexion concernant le mot« théologie». NewÂÂman s’est toujours défendu d’être« théologien». Pourquoi ce refus? On peut proposer trois explications :
– Il voulait sans doute dire par làqu’il n’avait jamais reçu une formation théologique systématique, ce qui est parfaitement exact. Les Universités d’Oxford et de Cambridge àl’époque étaient les principaux centres de formation du clergé anglican. Et le cursus pour devenir pasteur ou ministre de cette Église était constitué principalement de l’étude des lettres classiques, parfois aussi de l’étude des mathématiques, et de l’apprentissage de la manière d’être d’un gentleman. Il y avait, en complément, quelques cours de Bible et – éventuellement – quelques cours, facultatifs, de théologie! (Beaucoup de jeunes pasteurs souhaitant approfondir leur connaissances théologies cherchaient un premier «bénéfice» – un premier poste – plutôt peu exigeant, afin d’avoir du temps pour étudier!)
– En deuxième lieu, refuser d’être considéré comme « théologien » était aussi chez Newman, sans aucun doute, une stratégie d’autodéfense. Il avait souffert de nombreuses fois àcause de ses idées théologiques, notamment au moment de la publication de l’Essai sur le développeÂÂment en 1845 et surtout en 1859 avec l’affaire du Rambler. Refuser de se laisser appeler théologien était donc une manière de dire : laissez-moi tranquille!
– Enfin – et c’est ici le plus important – son refus du mot théologien avait presque certainement un troisième sens. Newman catholique voulait dire par làqu’il n’était pas« théologien» àla manière des théoÂÂlogiens de son époque dont la théologie était purement conceptuelle ou – en termes newmaniens – purement « notionnelle » : elle était en effet divorcée de l’histoire, divorcée de l’étude de !’Écriture, et divorcée aussi de la vie spirituelle.
Or, quel est le rapport entre « théologie » et « vie spirituelle »? AuÂÂjourd’hui, le mot theologia ou « théologie » signifie un discours rationnel sur Dieu. C’est un emploi tout àfait légitime et nécessaire: quelle que soit l’inadéquation du langage théologique pour parler du« Mystère» de Dieu, nous devons en parler afin de communiquer entre nous et afin de pouvoir réfléchir avec clarté au chemin qui mène àDieu. Mais ce sens du mot ne s’est imposé que vers la fin du XIIIe siècle (5).
Pour les Pères de l’Église et les premiers moines chrétiens, le « théologien » est celui qui cherche Dieu dans la méditation priante de l’Écriture ou tout simplement dans la prière. Un tel sens s’exprime clairement dans la définition célèbre formulée vers àla fin du IVe siècle par un moine, Évagre le Pontique: « Si tu es théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu es théologien » (6)
Or, je ne prétends pas que nous devons revenir aujourd’hui àce sens du terme. Ni non plus que Newman utilise le mot dans ce sens. Mais ce qu’il est important de saisir, c’est l’articulation qui s’opère, du moins implicitement, dans sa pensée entre « théologie » au sens moderne et au sens ancien, c’est-à-dire la vie spirituelle. Comme les Pères de l’Église, il cherche àmettre la « théologie » – la réflexion sur Dieu – au service de la vie spirituelle. On peut ajouter que sa pensée cherche aussi àarticuler vie éthique et vie spirituelle: pour lui, non seulement notre manière de penser détermine notre manière de prier et de chercher Dieu (comme aussi, éventuellement, notre incapacité ou notre refus de le faire), notre manière de vivre et nos « dispositions » morales et spirituelles ex rcent une influence déterminante, d’une part sur notre pensée concernant Dieu, et d’autre part sur notre capacité de l’« accueillir » en nous.
Aujourd’hui, le rapport entre pensée et action est généralement bien compris des chrétiens; mais qu’en est-il de celui entre pensée et vie spirituelle, et entre éthique et vie spirituelle? Il est urgent pour nous de chercher àréaliser ces articulations; et, làencore, Newman peut nous être un guide précieux (7).
3. La conception newmanienne du« chrétien»
Cela m’amène àune autre question qui nous concerne tous: quelle est notre conception du chrétien? Et quelle est la conception newmanienne de celui-ci ?
Depuis trois siècles environ nous avons terriblement intellectualisé – et moralisé – notre conception de ce que c’est d’être chrétien. Aujourd’hui, l’immense majorité des occidentaux, qu’ils se définissent comme chré tiens ou non, tendent àvoir le christianisme essentiellement en termes de croyances et de valeurs morales: le chrétien se définit comme un « croyant », et comme quelqu’un qui veut vivre selon certaines «valeurs». Or, cela n’est pas faux, bien entendu. Mais il s’agit d’une conception très moderne, et surtout très partielle et incomplète, en comparaison de la conception des siècles antérieurs. Nous devons impérativement élargir, et approfondir, notre conception du chrétien et de la vie chrétienne .
Newman, quant àlui, définit le chrétien tout d’abord en termes d’exÂÂpérience intérieure: il est celui qui vit, ou qui cherche àvivre, une relation avec Dieu au plus intime de lui-même. Voici un extrait d’un de ses serÂÂmons anglicans; mais elle est valable aussi pour sa prédication catholique (le P. Stephen Dessain, grand connaisseur de la pensée de Newman, aimait dire que le meilleur de la spiritualité catholique de celui-ci se trouve dans ses sermons anglicans!) :
On peut donc presque définir un vrai chrétien comme un homme qui a un sens souverain de la présence de Dieu en lui. [… ] Un vrai chrétien [… ] est celui qui [. ..] a foi en Lui, au point de vivre dans la pensée que Dieu est présent en lui – présent non pas extérieurement, dans la nature seulement ou dans la providence, mais au fond de son cÅ“ur, ou dans sa conscience. [. . .] Lui seul admet le Christ dans le sanctuaire de son cÅ“ur, tandis que d’autres souhaitent, d’une manière ou d’une autre, être seuls, avoir un foyer, une chambre, un tribunal, un trône, un « soi » où Dieu n’est pas […] (8)
1.« When I use a word,’ Humpty Dumpty said, [… ] ‘it means just what I choose it to mean -  neither more nor less.
2. L’adjectif « spirituel » prend au xvrn< siècle un autre sens, tout nouveau :  l’ homme « spirituel » est alors celui qui brille par la qualité de son « esprit » ou de son inte lligence, voire par son sens de la réplique cingla nte. Lexemple achevé de l’homme « spirituel » est, pour ses contemporains, Voltaire! A ma connaissance, la langue française est la seule àconnaître cette évolution sémantique;  il faut s’interroger sur les raisons d’un tel phénomène
3. Notons bien qu’il s’agit de l’O ccident des trois ou quatre derniers siècles. Les Églises chrétiennes orthodoxes et orientales one longtemps déploré l’absence d’une dimension «spirituelle » force chez les chrétiens d’Occident, les accusant de souffrir d’un « déficit pneumatologique ». Il y a aujourd’hui une recherche en cours pour retrouver cette dimension spirituelle; Newman peut nous être dans ce domaine un guide  précieux.
4. Il faut reconnaître pourtant que le thème de l’Esprit Saint est moins présent dans sa prédication catholique que dans celle de la période anglicane, peut-être en raison du peu de place qu’occupe ce thème dans la pensée catholique de l’époque. Mais la même réalité est désignée par d’autres termes, notamment celui de la «grâce»: ce mot figure dans le titre même de plusieurs de ses premiers sermons catholiques, par exemple « La persévérance dans la grâce », « La nature et la grâce », « La grâce qui illumine » et « Les mystères de la nature et de la grâce» (in Discourses Addressed to Mixed Congregations, 1849; une traduction française est actuellement en préparation)
5. Entre parenthèses, saint Thomas d’Aquin (mort en 1274) n’a pas écrit sous ce nom une Summa theoLogiae (« Somme de théologie »). Ce nom fut donné àson Å“uvre par ses étudiants qui l’ont copiée et diffusée après sa Thomas lui-même n’utilise que rarement le mot theoLogia, lui préférant, làoù nous parlons aujourd’hui de théologie, le terme de sacra doctrina.
6. Traité de L’oraison, cité par Aimé Solignac, « Prière », Dictionnaire de spiritualité, tome 12, col. 2259.
7. Ce sont ces articulations que je cherche àexplorer dans mon livre Dieu intérieur. La théologi,e spirituelle de John Henry Newman, Ad Solem, 2014.
8. Cf « Sincérité et hypocrisie », Sermons paroissiaux, V, 16, p 199.