Nouvelles traductions, textes inédits en français, travail éditorial original, l’œuvre de Karl Rahner fait depuis plusieurs années l’objet d’une réédition sous la forme des Œuvres complètes, aux Editions du Cerf, qui comprend plus de huit volumes. Yves Trocheris a participé àce projet, traduisant L’auditeur de la parole et deux autres textes, A propos du mourir chrétien et La maladie comme question adressée au tout de l’homme.
Pourquoi avoir traduit Karl Rahner ?
Yves Trocheris : Karl Rahner est l’un des théologiens qui m’a marqué par son honnêteté intellectuelle. Il a posé les conditions de la crédibilité du discours théologique, qui passe par la raison. Son Traité fondamental de la foi était presque un manuel théologique pour les séminaristes dans les années 90, une lecture quasi obligée. Rahner l’avait d’ailleurs écrit en 1976 pour les étudiants.
Mais Rahner a aussi un lien avec mon goût pour la langue allemande. Découvrir sa pensée en allemand m’intéresse beaucoup, car justement, chez lui, la question de la traduction est primordiale. Ses phrases sont très longues et très difficiles àlire, car il a une pensée agglutinante. C’est l’épaisseur du mystère, qui n’en finit jamais de se révéler, qui est au travail dans l’écriture. Les éléments viennent s’agréger les uns aux autres, ce qui soulève bien sûr des difficultés de lecture, mais génère aussi un phrasé qui lui est propre. Or, certains traducteurs ont choisi de scinder ses phrases, dans un souci de simplification. Au contraire, il me semblait primordial de garder la structure primitive de son écriture, pour que la traduction n’efface pas ce processus créateur et que le lecteur puisse découvrir cette pensée, qui se déploie dans l’écriture. La forme élabore un langage propre, perdu si on la modifie au profit du seul contenu. Cette question n’est pas propre àRahner d’ailleurs. On la retrouve chez Heidegger, qui présente les mêmes difficultés de lecture. Rahner était l’élève d’Heidegger et jusqu’àla fin de sa vie, il s’est référé àlui.
Vous citez Heidegger, référence pour Rahner, est-ce àdire qu’il faut être philosophe pour le comprendre ?
Y.T. : Oui, car la question anthropologique est primordiale dans son œuvre. Le mystère de Dieu nourrit l’humanité de la personne. Rahner parle de « l’infinie proximité du lointain ». C’est une théologie de l’approche du mystère, même si, sans qu’on le sache, cette approche est déjàaccomplie et le lointain, suffisamment proche pour nourrir l’homme et le pétrir. Il y aurait erreur àassimiler le mystère, dans lequel Dieu se révèle, àce qui échappe àla raison. Et la proximité est une donnée essentielle, Dieu n’est pas inaccessible, et c’est une idée qui m’a attirée chez Rahner. Dieu peut être connu par la raison. Quand on parle de raison, il ne s’agit pas seulement de l’entendement, mais de quelque chose de plus large, de « l’Esprit dans le monde », qui est aussi le titre de sa thèse.
Par ailleurs, Rahner avait le souci de la pensée de son temps. Il pense la modernité, donc lorsqu’il écrit sa thèse de théologie, il fait référence àKant et àHeidegger, àce foyer philosophique très vivace qu’a été Fribourg-en-Brisgau, où la pensée s’exprime et fait débat, dans le contexte historique particulier qu’est celui des années 1933 à1936.
Dans cet œuvre prolifique de Rahner, pourquoi avoir traduit L’auditeur de la parole ?
Y.T. : L’auditeur de la parole occupe une place très importante dans son œuvre, c’est son premier texte publié, avant sa thèse. La traduction du titre ne rend pas forcément compte de l’idée exprimée par Rahner. L’auditeur, ici, signifie « celui qui est volontairement àl’écoute », c’est pourquoi, il faudrait davantage le traduire comme A l’écoute de la parole. Toutes les théologies du 20e siècle sont centrées sur la Révélation, et ceci depuis Hegel. Que ce soit Kant, Hegel ou Heidegger, ils reviennent toujours àcette question : « sous quelles conditions un discours sur Dieu peut-il être tenu ? » L’auditeur de la parole est le texte où Rahner accomplit sa pensée, c’est important de le préciser, car Le Traité fondamental de la foi, paru en 1976, a pu faire oublier ses écrits plus anciens, qui méritent d’être connus et dont beaucoup sont encore àtraduire…
Sur L’Auditeur de la Parole, il y a aussi un travail scientifique puisque le texte des deux éditions, celle de 1941 et celle de 1963, est en vis-à-vis, afin de proposer une lecture synoptique des deux versions. Sachant qu’en 1963, Rahner penche de plus en plus vers une théologie existentielle, sous l’influence de son élève, Jean-Baptiste Metz, qui pense que la théologie doit parler àses contemporains (Rahner en fera un article, Une théologie avec laquelle on peut vivre).
Dans le volume Etre homme et le « devenir homme de Dieu », paru il y a un an et demi, vous avez traduit A propos du mourir chrétien et La maladie comme question adressée au tout de l’homme. Que pouvez-vous nous en dire ?
Y.T. : Il y a une question fondamentale posée par Heidegger dans sa pensée : « qu’est-ce qui me met en position authentique par rapport àla mort ? La foi peut-elle être cette position ? »
Rahner répond dans A propos du mourir chrétien de manière christologique. Dans ce mystère chrétien et celui de la mort du Christ, Dieu se révèle comme celui qui tend la main àcelui pour qui tout semble perdu. Il y est vraiment question de consolation, la pensée de Dieu est consolatrice, par rapport àla maladie et àla mort.
Envisagez-vous de traduire d’autres textes de Karl Rahner ?
Y.T. : On me sollicite mais je ne suis pas sûr d’en avoir envie. Je préférerais pouvoir me consacrer àd’autres projets, et puis, même si Rahner est très important pour moi, ce n’est pas mon grand amour en théologie ! C’est Karl Barth. C’est dans ses textes que je me sens le plus àl’aise. Barth inaugure pour le XXe siècle le concept d’« auto-révélation » de Dieu, comme concept central du discours théologique. Pour décliner ce concept, il a recours àla catégorie biblique de Seigneurie de Dieu. Dieu est le seul Seigneur, soit un discours très théocentré.
Ouvrages sous la direction ou contenant des traductions d’Yves Trocheris :
Etre homme et le « devenir homme de Dieu », Cerf, juin 2019 (volume 12 des Œuvres complètes, sous la direction d’Evelyne Maurice) : A propos du mourir chrétien et La maladie comme question adressée au tout de l’homme.
L’auditeur de la parole, Cerf, 2013 (volume 4 des Œuvres complètes, sous la direction d’Olivier Riaudel et Yves Trocheris)
Thomas Alferi, recension sur : L’auditeur de la parole, in Revue d’éthique et de théologie morale (2014/5, n°282)
Karl Rahner
1904 : naissance àFribourg-en-Brisgau (Allemagne actuelle)
1922 : entre dans la Compagnie de Jésus, il sera ordonné prêtre dix ans plus tard
De 1934 à1936 : suit le séminaire de philosophie de Martin Heidegger àl’université de Fribourg
1936 : soutien sa thèse en théologie àInnsbruck
Eté 1937 : donne durant l’été une série de cours àSalzbourg, qui deviendront L’auditeur de la parole
1962 : il est nommé en 1962 par Jean XXIII expert (peritus) àla Commission théologique du concile Vatican II
De 1969 à1974, nommé par Paul VI, il est membre de la Commission théologique internationale.
Entre 1971 et 1981, il est professeur émérite àMunich, puis àpartir de 1981 àInnsbruck
Eléments bibliographiques
Introduction au concept de philosophie existentiale chez Heidegger, RSR 1940
L’auditeur de la parole, 1941
Esprit dans le monde, 1936
Traité fondamental de la foi, 1976
Etre homme et le « devenir homme de Dieu » (écrits de 1948 à1964)