Penser le christianisme au 19e siècle. L’éclectisme mystique d’Alphonse Gratry, par Guillaume Cuchet (Université de Paris-Est / Institut de France)
[Le texte qui est est l’introduction d’un article de Guillaume Cuchet (Rev. Sc. ph. th.98 (2014) 75-101) dont l’intégralité est à lire ici : Penser_le_christianisme_au_XIXe_siecle.]
Alphonse Gratry est l’une des figures les plus marquantes du monde intellectuel catholique du XIXe siècle. Mort en 1872 à Montreux, en Suisse, la fin de sa vie a été assombrie par les conséquences de ses prises de position publiques contre l’infaillibilité pontificale au moment du premier concile du Vatican, à laquelle il s’est rallié tardivement. Après une période de purgatoire assez brève, il est revenu au premier plan de la réflexion catholique sous Léon XIII et Pie X, en particulier dans les années 1900, à la faveur du centenaire de sa naissance et de la crise moderniste.
De nos jours, le personnage est bien oublié, même si quelques publications sont venues ces dernières années en rappeler le souvenir, mais on l’a beaucoup lu parmi les catholiques français au moins jusqu’à la Grande Guerre, voire encore dans l’entre-deux-guerres. François Mauriac, par exemple, considérait que c’était la lecture de Gratry qui l’avait « sauvé » du modernisme au début du XXe siècle. René Rémond, lors d’un colloque de 2006 consacré au personnage, avait rappelé que dans sa jeunesse, c’est-à-dire dans les années 1930, le maître-livre de Gratry, Les Sources, paru en 1861-1862, faisait encore partie des listes de lectures recommandées aux militants de la Jeunesse étudiante chrétienne. Rares sont les livres de ce type qui peuvent se prévaloir d’une telle longévité, pas même Humanisme intégral (1936) de Jacques Maritain auquel on l’a comparé.
Gratry fait partie de ce groupe singulier du XIXe siècle français des polytechniciens-philosophes, aux côtés notamment d’Auguste Comte et de Charles Renouvier. Dans le domaine de la pensée catholique, il est à l’origine d’une lignée de penseurs indépendants du thomisme (même s’il admirait beaucoup Thomas d’Aquin) illustrée par Léon Ollé-Laprune, Maurice Blondel et Lucien Laberthonnière. Le thomiste singulier qu’était le père Sertillanges n’avait pas moins d’estime pour lui. Louis Foucher, dans son grand livre sur La philosophie catholique au XIXe siècle, a qualifié sa pensée d’ « éclectisme mystique », formule qui nous paraît appropriée et que nous reprenons ici à notre compte.
Les dates de publication de son œuvre philosophique s’échelonnent sur une dizaine d’années et sont assez étroitement circonscrites dans la décennie 1850, soit la fin de la Deuxième République et la première phase, dite « autoritaire », du Second Empire, une période qui est loin de correspondre au marasme intellectuel souvent décrit dans la tradition tertio-républicaine, en particulier dans le domaine philosophique et religieux. Elle comprend quatre ouvrages principaux : la Lettre à M. Vacherot, directeur des études à l’école normale (1851), De la connaissance de Dieu (1853), Logique (1855) et De la connaissance de l’âme (1857). Le premier peut être considéré comme une introduction polémique à l’ensemble, tandis que les trois suivants forment une imposante trilogie, publiée coup sur coup en l’espace de quatre années seulement.
L’étude d’une telle œuvre, a fortiori sous la forme d’un article comme on se propose de le faire ici, présente pour l’historien plusieurs difficultés auxquelles nous ne prétendons pas avoir totalement échappé. La première tient à son ampleur, même si, fort heureusement, Gratry se répète beaucoup. La trilogie représente à elle seule six volumes et mille sept cents pages. Si l’on ajoute, comme il est logique de le faire, la Lettre à Vacherot, Philosophie du credo (1861), Les Sources (1861-1862) et La crise de la foi (1863), l’ensemble atteint pas moins de onze volumes et deux mille cinq cents pages. La deuxième tient au fait que Gratry est un penseur original – une « force philosophique », disait le baron d’Eckstein – qui transcende les classifications en usage dans l’historiographie de la période, notamment l’opposition entre catholiques dits « libéraux » et « intransigeants ». Gratry disait lui-même qu’il fallait l’ « étudier », et non pas seulement le « lire », sans quoi mieux valait encore s’abstenir. « La [simple] lecture en ce domaine n’offre que des dangers ». Déclaration bien faite pour décourager ses exégètes pressés et qui ne pèche pas par excès de modestie, mais qui n’est pas sans fondement. Louis Foucher, qui reste la grande référence sur le sujet, considère en effet qu’il s’agit de « l’essai de philosophie le plus caractérisé et le plus complet […] qui ait paru dans le monde catholique français du XIXe siècle ».
Une dernière difficulté, plus générale, tient aux problèmes que pose à l’historien l’écriture de ce qu’Étienne Fouilloux a appelé l’ « histoire non philosophique de la philosophie » ou l’ « histoire non théologique de la théologie » , dont nous voudrions être bien sûr, en l’occurrence, qu’elle n’est pas « non philosophique » ou « non théologique » par défaut seulement – faute d’être écrite par un philosophe ou un théologien –, mais pour des raisons plus positives.
Quoi qu’il en soit, cet article ne prétend pas être autre chose qu’une introduction à un travail historique ou philosophique de plus grande ampleur, que nous appelons de nos vÅ“ux, et une invitation à lire ou à relire Gratry, dont on verra qu’il était aussi, en plus que d’être un philosophe important, un écrivain de grand style.
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