Je m’enfonce peu àpeu dans la forêt, àpas lents, au rythme de la pensée, de la prière, comme on s’introduit pieusement au cœur d’un mystère. J’aime par-dessus tout me retrouver en ce lieu solitaire, où foisonne une multitude de végétaux divers. On y trouve, surgissant au-dessus d’une végétation dense d’arbrisseaux et de buissons, une grande variété d’arbres imposants qu’on n’imaginerait pas voir se côtoyer – j’allais dire se tutoyer –, bouleaux, hêtres, chênes, charmes, frênes, et même un groupe de fiers pins sylvestre, résineux égarés au milieu de tous ces feuillus. Si l’on ajoute àcela quelques acacias, peupliers, marronniers et platanes, parsemés çàet là, on pourrait penser qu’une main créatrice a voulu faire de cette diversité un symbole de fraternité.
J’avance lentement, et je sais, et je sens, qu’àchaque pas, mon coeur se prépare àla rencontre. Dans une partie plus reculée de la forêt, si éloignée que depuis longtemps elle est abandonnée des promeneurs, on découvre un étang, dissimulé par une végétation abondante serrée aux pieds de larges chênes couverts de lierre. Cet étang, qui semble surgit d’un autre monde, se prélasse, tranquille, endormi sous une alluvion verdâtre, mousseuse, stagnante. Seules quelques grenouilles vertes animent sa surface et se reposent sur un lit de nénuphars, la glotte haletante et les pupilles agitées. À l’affût, elles cherchent à gober un insecte au passage, libellule imprudente, ou mouche bourdonnante. Le bruit de mes pas, pourtant prudents, les effraie, aussi, ploc ! ploc ! les petits batraciens se réfugient, àjarrets tendus, au fond de l’onde épaisse.
Qu’elle que soit la beauté de chacun de ces arbres qui m’entourent, il en est un, en particulier, que je préfère, et c’est lui que je viens visiter, comme on visite une personne que l’on aime. Pour le découvrir, il faut longer le rivage tourmenté de la pièce d’eau, et la contourner un court instant en direction de l’orient ! C’est alors qu’apparaît une île qui s’élève en forme de mamelon, couverte d’une verdure sauvage laissée àl’abandon. Aujourd’hui, la nature a eu raison de toute cette partie de la forêt, et cette invasion de verdure semble vouloir protéger jalousement le lieu où je me rends. Me voici donc parvenu près de l’île, et mon cœur apprivoisé se réjouit de cette rencontre imminente, et souverainement immanente ! Mon arbre est planté àson sommet ! Son isolement et sa solitude m’attirent,  mais bien moins que son mystérieux message, car je suis aimanté par ce qu’il présage. C’est pourquoi je l’ai adopté. Il est mien ! Tout comme je suis àlui ! Auprès de lui, je me sens bien. Est-ce fou de penser qu’il existe une réciprocité ? Nous échangeons, il me parle de lui, je lui parle de moi, nous partageons le secret que nous sommes l’un pour l’autre.
Le petit pont qui permettait jadis de se rendre sur l’île – pour y rêver, ou pour s’y déclarer son amour –, le petit pont de pierre est maintenant détruit, et seules deux piles délabrées et moussues rappellent sa présence. Un pont de singe a été installé àcet endroit pour franchir l’étang àpied sec. Il faut s’armer d’un peu de courage pour faire la traversée, car les cordes tanguent un peu, mais le travail d’arrimage semble avoir été conçu solidement. Pas àpas, j’avance prudemment au-dessus de l’eau, et je progresse lentement jusqu’àl’autre rive. Cette cadence tranquille semble imposée au visiteur pour l’inviter àchanger de rythme, et se préparer ainsi paisiblement àla rencontre.
Une fois que l’on pose le pied sur l’île, on retrouve facilement le tracé d’un sentier menant au pied de mon arbre, comme une invitation faite au marcheur, l’incitant àle rejoindre. Depuis que je l’ai découvert, je reviens régulièrement jusqu’àlui. Je ne recherche pas son ombrage car il est démuni de tout branchage et donc de tout feuillage. Un arbre mort, dénudé. Il fut pourtant, jadis, un arbre vivace, avant que la main de l’homme ne le taille, ne le rabote, ne le réduise en deux poutres d’inégale grandeur pour lui donner finalement la forme d’une croix. Vous savez, comme cette Croix que l’on planta tout en haut du Calvaire ! Cette croix de bois, amoureusement réalisée,  travaillée manifestement àgrand-peine – dur labeur où la sueur de l’homme menuisier s’est mêlée àcelle du divin charpentier –, cette croix, surplombant la canopée verdoyante environnante, cette croix fut sans doute placée très haut sur la colline pour signifier sa prééminence sur toutes choses, et qu’ainsi, elle fut honorée en sa grandeur. Qui peut savoir quelle corde a vibré, au cÅ“ur de l’artisan, pour l’inciter à réaliser ce Mémorial ? Par sa situation exhaussée, et sa vocation ànous élever, cette croix rejoint la représentation symbolique des récits bibliques
qui situent les manifestations de Dieu au sommet d’une montagne, lieu de Révélation, d’Alliance, de Mission, de Libération.