Puissant ou misérable, mais capable de Dieu. Une méditation du père François Picart
Méditation parue dans la Croix datée du 1er juillet
Méditation parue dans la Croix datée du 1er juillet
En ce temps-là, Jésus regagna en barque l’autre rive, et une grande foule s’assembla autour de lui. Il était au bord de la mer. Arrive un des chefs de synagogue, nommé Jaïre. Voyant Jésus, il tombe àses pieds et le supplie instamment : « Ma fille, encore si jeune, est àla dernière extrémité. Viens lui imposer les mains pour qu’elle soit sauvée et qu’elle vive. »
Jésus partit avec lui, et la foule qui le suivait était si nombreuse qu’elle l’écrasait. Or, une femme, qui avait des pertes de sang depuis douze ans… – elle avait beaucoup souffert du traitement de nombreux médecins, et elle avait dépensé tous ses biens sans avoir la moindre amélioration ; au contraire, son état avait plutôt empiré – … cette femme donc, ayant appris ce qu’on disait de Jésus, vint par-derrière dans la foule et toucha son vêtement. Elle se disait en effet : « Si je parviens àtoucher seulement son vêtement, je serai sauvée. » À l’instant, l’hémorragie s’arrêta, et elle ressentit dans son corps qu’elle était guérie de son mal. Aussitôt Jésus se rendit compte qu’une force était sortie de lui. Il se retourna dans la foule, et il demandait : « Qui a touché mes vêtements ? » Ses disciples lui répondirent : « Tu vois bien la foule qui t’écrase, et tu demandes : “Qui m’a touché ?†» Mais lui regardait tout autour pour voir celle qui avait fait cela. Alors la femme, saisie de crainte et toute tremblante, sachant ce qui lui était arrivé, vint se jeter àses pieds et lui dit toute la vérité. Jésus lui dit alors : « Ma fille, ta foi t’a sauvée. Va en paix et sois guérie de ton mal. »
Comme il parlait encore, des gens arrivent de la maison de Jaïre, le chef de synagogue, pour dire àcelui-ci : « Ta fille vient de mourir. À quoi bon déranger encore le Maître ? » Jésus, surprenant ces mots, dit au chef de synagogue : « Ne crains pas, crois seulement. » Il ne laissa personne l’accompagner, sauf Pierre, Jacques, et Jean, le frère de Jacques.
Ils arrivent àla maison du chef de synagogue. Jésus voit l’agitation, et des gens qui pleurent et poussent de grands cris. Il entre et leur dit : « Pourquoi cette agitation et ces pleurs ? L’enfant n’est pas morte : elle dort. » Mais on se moquait de lui. Alors il met tout le monde dehors, prend avec lui le père et la mère de l’enfant, et ceux qui étaient avec lui ; puis il pénètre làoù reposait l’enfant. Il saisit la main de l’enfant, et lui dit : « Talitha koum », ce qui signifie : « Jeune fille, je te le dis, lève-toi! » Aussitôt la jeune fille se leva et se mit àmarcher – elle avait en effet douze ans. Ils furent frappés d’une grande stupeur.
Et Jésus leur ordonna fermement de ne le faire savoir àpersonne ; puis il leur dit de la faire manger.
Évangile (Mc 5, 21-43)
À première vue, plusieurs arguments conduisent àlire ce texte, imbriquant deux récits, en mettant l’accent sur les deux femmes qui bénéficient de l’action de Jésus : Le chiffre 12 ; les deux sont désignées comme « fille » malgré leur différence d’âge. L’enjeu vital de l’action de Jésus qui peut être comprise en termes de retour àla vie pour l’une et pour l’autre, certes selon des modalités différentes, mais désignée par le même verbe « sauver ».
Mais une autre lecture est possible qui met l’accent sur les personnes qui s’adressent àJésus : la femme qui souffre depuis 12 ans et Jaïre le chef de la synagogue. L’une est réputée impure selon les prescriptions du Lévitique. Elle ne peut mener une vie conjugale normale. Elle est obligée de se tenir àl’écart, n’ose pas s’adresser àJésus, et essaie de bénéficier de sa présence àla dérobée. À l’inverse, le chef de la synagogue, un notable, bénéficie d’une situation en vue : il n’est pas le chef de la communauté, mais responsable de ses réunions cultuelles, chargé d’organiser les tâches liturgiques. Il a une famille, des gens àson service et un entourage qui pleure son malheur. Il sait parler en public et peut solliciter Jésus publiquement et avec une certaine liberté sans s’en tenir aux codes médicaux.
Sous cet angle, les catégories légales du pur et de l’impur qui organisaient pour une part la vie religieuse et sociale de l’époque, en créant un clivage au sein du peuple de Dieu, sont transcendées par l’attitude de Jésus. À l’inverse de la fable de La Fontaine, « selon que vous serez puissant ou misérable… », il accueille l’un et l’autre dans leur vérité et dans leur fragilité. La fragilité est manifeste pour la femme. Mais l’agonie de la fille de Jaïre se présente comme une menace : àses propres yeux, elle risque de balayer les signes de sa réussite. Ce faisant, Jésus les révèle àeux-mêmes selon un itinéraire de foi où la femme précède Jaïre.
Guérie par sa foi en Jésus, la femme peut raconter « toute la vérité ». Elle inclut non seulement le fait d’avoir enfreint les règles en se trouvant dans la foule et en touchant Jésus, alors que son état le lui interdisait. Mais plus profondément la vérité de sa vie lui paraît sous une nouvelle lumière, celle de la miséricorde de Dieu dont elle a bénéficié. À l’intérieur de cette relation éclairée par l’amour de Dieu, elle renaît dans sa dignité de femme appelée àvivre du don de Dieu comme tout être humain. Sa foi et sa prise de parole authentique la sauvent non seulement du mal dont elle souffrait et de l’isolement qui en était la conséquence, mais aussi de la connaissance inauthentique de sa vie réduite àson statut légal : elle n’est pas impure, mais capable de Dieu.
Laissés àleur solitude, la femme et Jaïre sont renvoyés àleur part de vérité qui les juge, les condamne ou les laisse prisonniers de leurs propres impasses. À l’inverse, l’amour de Dieu incarné par Jésus, les révèle àeux-mêmes en éclairant ce qu’ils sont pour Dieu. À ce titre, cette péricope contient une dimension de révélation qui éclaire peut-être la précision de Marc : Jésus emmène avec lui les trois mêmes disciples, Pierre, Jacques et Jean qui furent témoins de la transfiguration et de l’agonie àGethsémani. Cette scène mérite aussi àla fois le secret et l’attestation pour être comprise àla lumière de la foi pascale, et non pour la dimension extraordinaire qui les détournerait de celui qu’est Jésus pour Dieu. La paix recherchée par l’un et l’autre, et offerte par Jésus, est àce prix.
François Picart, prêtre de l’Oratoire