Introduction
René Déjardin [1940-1997] fut prêtre rédemptoriste, ouvrier dans le bâtiment, puis permanent de la CGT et élu communiste àBurbure, commune du Pas-de-Calais. Ainsi résumée, cette courte notice biographique ne peut  surprendre ceux qui connaissent l’histoire des prêtres-ouvriers. L’histoire d’un engagement radical : rejoindre ceux qui semblaient les plus faibles et les plus éloignés de l’Église catholique en devenant l’un d’entre eux, épouser leurs luttes et, si l’occasion le permettait, leur parler de Jésus-Christ. René Déjardin fait partie de la troisième génération de PO, acronyme utilisé par les prêtres-ouvriers eux-mêmes. Il a commencé àtravailler en février 1968, deux mois après son ordination. On peut distinguer trois générations de prêtres ouvriers (1). La première est la mieux connue, àpeine une centaine d’hommes sommés par le pape Pie XII de quitter le travail en 1954. La deuxième est celle des prêtres entrés discrètement àl’usine entre 1954 et 1965, selon les modalités restrictives imposées par Rome. La troisième génération est celle qui a retrouvé la vocation initiale quand Paul VI l’autorisa àla fin du concile Vatican II. Nous pouvons donc considérer René Déjardin comme un prêtre-ouvrier de la troisième génération. Il ne s’agit pas d’une question d’âge. En effet, le prêtre qui s’embauche àl’usine en 1946, quand l’évangélisation des masses ouvrières semblait réalisable, n’est pas le même que le clerc obéissant autorisé àtravailler manuellement en 1957, pour quelques heures par semaines ou pour un stage àdurée limitée. Et, bien sûr, le jeune père René ne ressemble pas àses prédécesseurs. Il n’a plus peur en 1968 de subir les foudres de Rome. Au contraire, il est porté par sa congrégation, par son évêque, par le concile Vatican II, par les événements de Mai 68, par le marxisme dominant la scène intellectuelle et par une volonté farouche de faire bouger l’Église et la société.
Les pionniers de la Mission de Paris, envoyés au sortir de la Seconde Guerre mondiale par le cardinal Suhard àla conquête du monde ouvrier, agissaient pendant les « Trente Glorieuses », àl’apogée de ce que Xavier Vigna appelle « la centralité ouvrière ». Cette place centrale se manifeste en premier lieu par l’importance symbolique de la classe dans les champs politique et intellectuel. Une bonne part des questions politiques, intellectuelles, voire spirituelles, tourne en effet autour du monde ouvrier, sur lequel chacun est sommé de prendre position (2). Le contexte auquel est confronté René Déjardin trente ans plus tard est celui d’une « dissolution de la classe ouvrière » (3), marquée par le chômage, la perte d’une culture commune et l’éclatement du groupe. La crise économique marque surtout les
industries traditionnelles présentes dans le Nord-Pas-de-Calais. La société locale est particulièrement touchée par la fermeture progressive des mines. Les années 1970 sont aussi celles de ce qu’on a appelé la crise de l’Église. La sécularisation touche toutes les catégories sociales. Les vocations sacerdotales se font rares et un nombre important de prêtres renoncent àleur ministère. En même temps, les pratiques religieuses connaissent une mutation sans précédent (4). Certaines croyances sont oubliées comme le Sacré-Cœur ou le purgatoire. La confrontation est
vive au sein du catholicisme entre les conservateurs et les progressistes qui semblent avoir le vent en poupe.
Comment René Déjardin a-t-il vécu ce temps orageux ? Sa carrière elle-même se divise en deux époques. De 1968 ÃÂ
1981, il travaille au cÅ“ur de ce qu’on appelle encore le Pays Noir, milite àla CGT et participe àla mission au sein d’une équipe de prêtres àLiévin. En 1981, il devient permanent national de la CGT et la gauche arrive au pouvoir. Mais la crise économique n’en finit pas. Le chômage ne cesse d’augmenter. Le syndicalisme et le Parti communiste perdent de leur audience. La pratique religieuse continue de chuter, tandis que l’Église de Jean-Paul II réaffirme son identité dans la perspective d’une « nouvelle évangélisation » qui ignore les prêtres ouvriers et leur stratégie d’enfouissement. Cette aventure des prêtres-ouvriers a très tôt intéressé les historiens. L’un des premiers, Émile Poulat, publia en 1964 « Naissance des prêtres-ouvriers » (5).
Plus récemment, les travaux de Nathalie Viet-Depaule et Tangi Cavalin (6) contribuent àrenouveler l’histoire de ces clercs subversifs. Les mieux connus sont ceux de la première génération, les pionniers brisés dans leur  élan en 1954. Leurs successeurs ont été peu étudiés jusqu’à présent. Or le nombre des prêtres-ouvriers en France n’a cessé d’augmenter dans les années 1970. Selon Nathalie Viet-Depaule (7), ils étaient huit cents en 1976, c’est-à-dire huit fois plus qu’en 1954. Émile Poulat s’arrêtait en 1947 dans sa « Naissance des prêtres ouvriers ». Le titre de la réédition en 1999 ne laisse pas d’étonner : « Les prêtres-ouvriers, Naissance et fin ». Le livre s’accroit de deux chapitres pour aborder le coup d’arrêt de 1954. Mais pourquoi parler de « fin », alors que ceux qu’on appelle les « insoumis » sont restés au travail et que de nouvelles vocations sont nées entre 1954 et 1965 ? Dans leur ouvrage riche d’archives orales (8), Charles Suaud et Nathalie Viet-Depaule ne s’avancent guère au-delàde 1969. Or pour mesurer les fruits de l’action missionnaire et sociale des PO, il est indispensable d’étudier la décennie 1970, qui est l’apogée du mouvement.
Les acteurs survivants, aujourd’hui presque tous retraités, sont làpour nous y aider. Il s’exprime chez eux un besoin de mémoire, qui s’explique aisément. La mort des « copains » invite toujours les survivants d’un groupe às’interroger sur le passé commun et àlaisser en héritage leur témoignage avant qu’il ne soit trop tard. Pour le groupe que nous étudions, cette volonté est sûrement renforcée par les polémiques et l’hostilité rencontrée dans l’Église au cours des soixante-dix ans d’existence, qui peuvent laisser craindre une interprétation négative. À l’inverse, certains maintiennent l’espérance que leur audace missionnaire aura une postérité chez les chrétiens. Là réside le problème: la relève. Pour les jeunes prêtres d’aujourd’hui, beaucoup moins nombreux que dans l’après-guerre, leur présence dans le salariat ne semble pas adaptée aux besoins de l’Église catholique, tandis que les ouvriers sont moins visibles dans la société.
L’oubli relatif dans lequel sont tombés les prêtres-ouvriers, à la différence de l’autre vedette ecclésiastique de l’année 1954, l’abbé Pierre (9), doit interroger. L’absence de relève, ajoutée aux manifestations identitaires, voire conservatrices, des catholiques français, peut laisser penser que « l’expérience » des prêtres ouvriers est derrière nous. Le mot « expérience » est d’ailleurs souvent utilisé pour signifier que cet apostolat n’avait pas vocation àdurer. Doit-on conclure àl’échec de cette expérience de soixante-dix ans ? Vu de la sacristie, assurément. Les masses ouvrières ne se sont pas converties. Mais pour émettre un jugement sur les fruits de cette utopie, il est indispensable de sortir de l’église et se rendre àl’usine, au bureau, dans la rue, au local des associations, dans les permanences syndicales, les conseils de prud’hommes et les mairies de gauche. On réalisera alors ce que les prêtres-ouvriers ont laissé comme empreinte.
Leur plus belle réussite fut d’avoir été adoptés et, dans le cas de René Déjardin, promus par le mouvement ouvrier.
La biographie de René retrace, àtravers un homme et son réseau, la vie des catholiques de France et celle des syndicalistes. Sa double appartenance, au monde ecclésiastique et au monde ouvrier, le place devant deux formes de déclins. Celui de la pratique religieuse et, même si ce constat mérite d’être débattu, de la foi chrétienne. C’est contre ce déclin que voulaient lutter les prêtres-ouvriers. Mais aussi il se trouve confronté dans les années 1980 àla désyndicalisation dont souffre particulièrement sa confédération. Ainsi le nombre de syndiqués de la CGT passe de 1,870 million en 1973 à1,070 million dix ans plus tard, pour atteindre le nombre de 639 000 en 199310. Le premier syndicat de France a perdu près des 2/3 de ses adhérents en vingt ans. « Les générations socialisées dans un contexte de repli social sont spontanément “asyndicales†»(11). On peut ajouter qu’elles sont également apolitiques et agnostiques. C’est àcette époque que la CGT a intégré des prêtres ouvriers dans ses organes dirigeants. René Déjardin ne fut pas le seul investi. Bernard Lacombe fut àla même période secrétaire confédéral. Pourquoi la confédération s’est-elle intéressée àeux ? N’ont-ils été que l’alibi d’une ouverture revendiquée au-delà de la sphère communiste ou sont-ils révélateurs d’une évolution des références idéologiques ? Déjardin et ses camarades ont-ils eu une réelle influence sur le mouvement ouvrier ?
René Déjardin n’a jamais renoncé àson double engagement. Jusqu’àsa mort à57 ans, il est resté prêtre et militant. Pourtant rien ne prédisposait ce fils d’ouvrier àla vie religieuse.
PREMIÈRE PARTIE. De Burbure àTamanrasset (1940-1967)
À la différence d’autres PO issus de la paysannerie ou de la bourgeoisie, René Déjardin n’eut pas besoin de « se convertir » ou de « s’enfouir » pour rejoindre les plus pauvres, les « petits » dont parle Jésus dans l’évangile de Matthieu (1), et que le clergé reconnaissait àcette époque dans la classe ouvrière. Ce milieu, c’était le sien.
Fils d’ouvrier, petit-fils d’ouvrier L’enfance et les origines de René Déjardin nous sont connues grâce aux témoignages écrits qu’il a laissés. Le père, Hilarion, travaillait aux houillères comme grutier ou « mécanicien
d’extraction », àRimbert-les-Auchel. Et avant lui le grand-père, Élisée Déjardin, comme mineur. La mémoire familiale restait marquée par la mort accidentelle de ce grand-père, broyé entre deux berlines de charbon. «Larion», comme tout le monde appelait le père, était doté d’une forte personnalité et d’une « grande gueule ». D’après sa petite-fille, c’était un homme qui avait de la présence. Il ne se laissait pas intimider. Il savait développer ses idées. Quand il avait quelque chose àdire, si ça ne devait pas plaire, il ne se gênait pas (2). Il fut militant CGT jusqu’àla scission de 1947. René évoque l’engagement syndical de son père en ces termes : Mon père était au fond un anarchiste, on dirait un anarcho-syndicaliste très marqué par les années de reprise du charbon
pendant ce qu’on appelle le stakhanovisme, qui a fait que des mineurs de grande valeur, par centaines, ont déserté, n’ont pas voulu adhérer àla CGT alors que c’était normalement leur famille. […] Ils ne pouvaient pas accepter qu’on meure, par exemple, même pour un tas de charbon (3). Le stakhanovisme dont parle le fils Déjardin, c’est ce que
Maurice Thorez appelait dans son discours de Waziers, le 21 juillet 1945, « la bataille de la production ». Les mineurs étaient appelés à se battre comme des soldats, pour extraire le charbon dont avait besoin la France de la Reconstruction. Ce discours du « fils du peuple » sur sa terre natale avait été reçu avec étonnement par
certains mineurs, notamment ceux issus de la tendance anarcho-syndicaliste àl’origine de la CGT. C’est la CFTC, hostile àce « stakhanovisme », qui a progressé àcette époque. La scission de la CGT-FO est postérieure. Elle est due àla guerre froide et au refus de l’alignement du syndicat sur le parti communiste. D’après le fils, le père Hilarion Déjardin … n’a jamais approché Force Ouvrière, mais il se tenait en admiration devant le délégué, le militant, et par exemple, il y avait un militant CFTC qu’il estimait beaucoup àRimbert, comme il y en avait un autre àBurbure et àChoques, quand il travaillait (4).
Il semble donc, d’après les mots mêmes de René, que son père n’était pas communiste, et qu’il a quitté le militantisme syndical après la guerre. Quand les puits d’Auchel ont fermé, il fut affecté àla cokerie de Choques, près de Béthune, jusqu’à l’âge de la retraite. Hilarion avait épousé Victoria Buriez et, ensemble, ils eurent deux fils : Jacques, l’ainé, né en 1931, et René. Victoria, issue elle aussi du milieu de la mine, était devenue institutrice dans l’école des houillères, dirigée par des religieuses. La nationalisation et la création des Charbonnages de France firent d’elle une institutrice laïque, puisque ces écoles devinrent alors communales. Dans les années 1930 la famille habita plusieurs logements de fonction dans divers villages de l’Artois. Hilarion quitta alors la mine pendant quelques années, pour s’improviser vendeur de chemises, de serviettes, de pantalons. C’est àAmes que naquit leur deuxième fils, René, le 8 février 1940. Ils revinrent ensuite dans leur village natal, Burbure, situé entre Auchel et Lillers, àl’extrémité ouest du Bassin minier. La maman de René était croyante et pratiquante. C’est d’elle que René tenait sa foi. La situation familiale était classique : Maman allait àl’église, tandis que Papa s’en tenait éloigné. Leur fils reçut en double héritage, l’attachement àl’Église par sa mère, àla classe ouvrière par son père. Ce père n’était pas pour autant anticlérical. René dit plusieurs fois dans ses témoignages qu’il avait lu les livres du père Jacques Loew (5). On lisait donc àla maison. On écoutait de la musique classique. René a appris l’accordéon, instrument emblématique de la culture ouvrière. Les sociétés musicales étaient très développées dans le Pays minier. Si Victoria était catholique convaincue, elle n’était pas pour autant issue d’une famille pieuse telle qu’on l’imagine. Née hors mariage, elle fut délaissée par sa mère et élevée par ses grands-parents. Cette situation n’avait rien d’exceptionnel dans le Pays noir. Philippe Ariès (6) remarque que le mariage avait rarement lieu avant la première naissance. Le salaire des enfants devant rester dans la maison le plus longtemps possible, on retardait l’âge du mariage, même en cas de grossesse. Dans le cas de Victoria, sa mère n’avait pas épousé son premier amant, mais un certain M. Buriez, qui a laissé peu de souvenirs dans la famille. La grand-mère de René Déjardin partit ensuite àParis en laissant sa fille aux bons soins de ses parents. L’histoire familiale est d’autant plus compliquée que Victoria est restée proche de son père biologique, bien qu’elle ne portât pas son nom. Celui-ci recevait chez lui celle qu’il considérait comme sa
fille, ainsi que ses petits-fils et ses arrière-petits-enfants. Le frère de René, Jacques Déjardin, était son aîné de neuf ans.  Un écart d’âge assez important pour qu’ils n’aient pas connu les mêmes jeux et les mêmes inclinations. Embauché lui aussi par les Houillères Nationales, àla cokerie de Choques, avec la récession minière, il dut se reconvertir dans la formation professionnelle. À l’occasion de ses dix ans de sacerdoce, René le décrit ainsi : « Jacques, très tôt révolté et choisissant son camp, celui du syndicat »(7). Mais d’après sa fille Brigitte, il n’est pas
resté àla CGT durant toute sa carrière. Il a, tout comme son père avant lui, quitté ce syndicat.
Un autre personnage a marqué de son influence la personnalité et l’engagement du militant René Déjardin : l’oncle
Maurice. Maurice Canva était le frère de la fameuse grand-mère, « grand militant dans la région » d’après son petit-neveu. « Il a même contribué àcréer la section syndicale CGT, le parti communiste » dans les années 1920. Lors des grèves de 1947, Maurice, qui avait perdu son emploi de mineur, revint dans la région pour participer au mouvement et logea alors chez les Déjardin. René, âgé de sept ans, passait des heures àécouter ce vieux tonton raconter sa vie. L’athée communiste de la famille vécut assez longtemps pour voir son petit-neveu devenir « curé ». Il est mort en 1973, àl’âge de 88 ans.
Le contexte religieux du Bassin minier
Le fossé ressenti entre l’Église et le monde ouvrier est àl’origine de l’engagement des prêtres-ouvriers. Ce fossé est-il béant au pays de la mine ? Pour répondre àcette question, il faut consulter les enquêtes de sociologie religieuse menées dans les années 1945-1965 sous la direction du chanoine Boulard. L’enquête dans le diocèse d’Arras eut lieu en 1962. La publication des chiffres et des cartes a été réalisée en 19878. D’autres sources particulièrement intéressantes sont les observations de Mgr Evrard. Cet ancien évêque de Meaux, démissionnaire en 1943 et revenu dans son diocèse d’origine, s’est alors comporté comme un évêque itinérant, prêchant, confirmant et notant
scrupuleusement ses observations sur la pratique religieuse des doyennés et paroisses visités. Il adressait àGabriel Le Bras, pionnier en France de la sociologie religieuse, des notes périodiques dont le total dépasse mille pages. L’historien Serge Laury, dans sa thèse (9), utilise ces notes, qui contiennent des éléments statistiques et des enquêtes morales. Que dit Mgr Evrard au sujet du Bassin minier ?
Pays industriels et miniers sont peu pratiquants, encore qu’une minorité reste églisière et que la masse montre assez d’attachement aux grands actes, assez de déférence aux gens et aux choses d’Église, pour que Mgr Evrard s’oppose àla considérer comme déchristianisée. Il refuse l’assimilation, que font trop d’auteurs au prolétariat parisien […] et surtout le dogme du détachement progressif et fatal (10).
Les gisements houillers furent découverts dans le Pas-de-Calais dans les années 1840-1860. Les cités minières furent construites, autour des fosses, dans un pays de chrétienté. Philippe Ariès (11) relève l’origine des mineurs. Les paysans du coin ne descendirent pas, mais profitèrent de l’industrialisation. La moitié des mineurs venaient des villes minières plus anciennes du Douaisis ou du Valenciennois. L’autre moitié était issue de bocage flamand ou des plateaux picards. De 1875 à1914, la population s’accroît grâce àune fécondité remarquable, sans le secours de l’immigration. Les habitudes locales en matière religieuse ont pu perdurer. La famille de René Déjardin permet de nuancer ce tableau. Les Déjardin étaient déjàprésents àBurbure avant la création des compagnies minières de Marles et de Ferfay. Son arrière-grand-père, Prime Déjardin, était maçon. Son grand-père Élisée, qui eut onze enfants, exerça le métier de bourrelier avant de descendre dans la fosse et d’y trouver la mort. La famille maternelle en revanche travaillait dans les carrières du Boulonnais. Dans l’entre-deux-guerres, les compagnies durent importer
une main-d’oeuvre étrangère, principalement polonaise. Mais la Pologne est un pays de chrétienté. Les mineurs, leurs femmes et leurs enfants étaient accompagnés par des aumôniers polonais qui avaient àcœur de maintenir les coutumes. D’autre part, le culte dans les cités minières était pris en charge par les houillères, qui faisaient construire églises, presbytères, écoles catholiques, salles paroissiales, patronages, ouvroirs et cercles catholiques pour la convivialité. Les zones rurales les plus déchristianisées du diocèse, d’après la carte du chanoine Boulard, se situent au Sud frontalier avec la Picardie. Les cantons d’Aire-sur-la-Lys, de Lillers et de Laventie sont les plus chrétiens. Plus on progresse vers l’Ouest, plus le Bassin minier est religieux. Burbure, la commune de René Déjardin, se trouve àmoins de 15 km d’Amettes, le village de Benoît Labre, un saint du XVIIIe siècle, remarquable pour sa vie de pauvreté.
Le fond autochtone de l’arrondissement de Béthune serait tel [religieux] en général. La mine a modifié tout cela, mais dans les mines, la situation est partout prospère : forte observance àBrebis, Mazingarbe, Auchel, Noeux, moyenne à Bruay. […] Moins de 10 % est très faible et exceptionnel (12).
On note toutefois de fortes disparités entre les villes et les cités àl’intérieur d’une même commune. Telle est la situation constatée par Mgr Evrard dans les années 1940. Burbure et Auchel se situaient alors dans le canton de
Norrent-Fontes. Ce canton comporte en fait quelques agglomérations minières et des villages d’agriculteurs.
Une première remarque s’impose : la pratique religieuse des hommes augmente sur quarante ans. Ils sont 24,6 % àfaire leurs Pâques dans les années 1920, 32,4 % en 1962. Celle des femmes est stable. Il faudrait toutefois distinguer les habitudes des paysans de celles des mineurs. En effet, dans la même commune, les quartiers présentent des situations très contrastées. À Auchel, le taux de messalisants oscillerait autour de 30 %, mais la paroisse Saint-Martin,c’est àdire le centre, se révèle meilleure que les deux paroisses de corons : Saint-Pierre et Rimbert (14). Dans ce quartier de Rimbert, en 1926, Serge Laury remarque 1/3 de mariages purement civils (15). Des écarts importants existent donc entre le centre-ville et les cités minières, mais parfois aussi entre les corons, selon la population qui s’y trouve logée. Les houillères avaient en effet une politique de logement bien spécifique. Les
Polonais n’étaient pas mélangés avec des Français qui pouvaient les convertir au socialisme. Les militants syndicaux n’étaient jamais logés dans les meilleurs quartiers. Ainsi, à Liévin, le quartier de Calonne était-il appelé «Calonne la rouge », du fait de la concentration de mineurs communistes près de la fosse 5, réputée grisouteuse.
Ces militants communistes ou socialistes étaient les plus hostiles àl’Église pour des raisons idéologiques, mais aussi du fait des accointances entre l’Église et les houillères. Celles-ci mettaient leurs moyens au service de la religion, mais le clergé, qui recevait parfois son traitement des houillères, était sous contrôle. Lorsqu’un prêtre osait une parole déplaisante, il n’était pas rare qu’il fût déplacé par l’évêché. Le chanoine Maréchal, vicaire général avant-guerre, avait cette mauvaise réputation d’être l’allié des patrons (16). Malgré cette alliance de fait entre le patronat et l’Église, les mineurs chrétiens créèrent leur syndicat CFTC en 1925 (17), complété par un syndicat d’employé des mines. Ces initiatives déplurent aussi bien aux patrons qu’àla CGT. Dans ce contexte, la vocation d’un enfant d’ouvrier est-elle étonnante ? Non, si l’on en croit la thèse de Serge Laury (18). Il observe que :
La corrélation entre le taux de pratique et la capacité àdonner des prêtres àl’Église ne peut avoir force de règle. En 1919-1939, des cantons peu pratiquants donnent relativement beaucoup de prêtres […] et l’inverse se vérifie aussi.
Le Bassin minier est une terre où naissent des vocations sacerdotales, alors que la pratique religieuse ne concerne pas toutes les familles. De 1919 à1939, le canton de Norrent-Fontes donne àl’Église catholique 4 à6 prêtres pour 1000 habitants, comme les deux cantons miniers de Lens. Par comparaison, Calais donne seulement 0 à2 prêtres pour 1 000 habitants. Laventie, doyenné de chrétienté le plus proche de la Flandre, donne, lui, plus de 12 prêtres. Dans la période suivante (1940-1960), les chiffres baissent pour Laventie et pour Lens, mais restent les mêmes pour Norrent-Fontes. Ainsi, il semble que, paradoxalement, le Bassin minier soit une terre àprêtres. L’explication avancée est que, depuis 1905, la vocation ne naît plus dans les paroisses où la pratique religieuse s’apparente àun conformisme social (19). Les prêtres se recrutent dans un nombre plus restreint de paroisses et de familles. C’est l’objet d’un choix, tandis que la pratique dominicale est obligatoire.
La mission de 1949
René avait neuf ans, quand il s’est senti appelé àla prêtrise. Il dit lui-même avoir été « recruté » par des Rédemptoristes venus prêcher une mission àBurbure. Les missions intérieures furent, jusque dans les années 1960, un outil de pastorale important dans la vie d’une paroisse. Pendant deux àtrois semaines, le curé accueillait des prêtres spécialisés pour une entreprise de « ré-évangélisation » des catholiques. Le but était de soutenir la foi des fidèles et d’obtenir le « retour » des brebis égarées. Le plan ordinaire comportait toujours les visites à domicile pendant la première semaine (20). Puis une série de conférences, les missionnaires s’adressaient successivement aux enfants, aux femmes, aux hommes. Les sermons ou discours étaient adaptés au public, les thèmes variables. Les moyens employés pour ramener la grande foule étaient traditionnels : processions costumées, illuminations, tableaux vivants. À Burbure, on organise la fête des roses, la cérémonie des morts, la fête des métiers et du travail. Les moyens modernes sont utilisés : affiches, presse et même des haut-parleurs àl’extérieur de l’église.
Normalement, une mission devait avoir lieu tous les dix ans dans chaque paroisse. Pourtant la dernière àBurbure eut lieu en 1932, soit dix-sept ans avant celle pendant laquelle le petit René découvrit sa voie. Le curé, l’abbé Cense, très âgé, ne se sentait peut-être plus la force d’organiser un tel événement. En 1945, l’évêque nomme un jeune prêtre, l’abbé Chevalier, qui redonne une impulsion àsa paroisse. C’est donc lui qui accueille, du 30 janvier au 20 février 1949, deux religieux rédemptoristes pour prêcher la mission : les révérends pères Brémaud et Caillon. La congrégation du Très Saint Rédempteur s’était fait une spécialité de ces missions en milieu populaire et avait
gagné le surnom de « rédempterroristes », eu égard àleur façon de prêcher. Mgr Evrard estime que les Rédemptoristes sont les meilleurs dans l’exercice.
En fait de missionnaires, je constate que, sauf exception, les mieux adaptés de beaucoup et ceux qui atteignent le peuple sont les rédemptoristes, les lazaristes quelquefois, les jésuites plus rarement, les dominicains presque jamais (21).
La venue de l’évêque est l’un des moments forts de la mission. Mgr Perrin et son vicaire général Mgr Hoguet se déplacent le dimanche 13 février à16 heures, soit àla fin de la deuxième semaine. Mgr Evrard, quant àlui, vient confirmer trente-deux jeunes gens le samedi 19 février, avant le dimanche de clôture. Très souvent, les résultats comblent d’aise les prédicateurs et le curé de la paroisse. Il est rare qu’une mission soit ratée. Laissons parler l’abbé Chevalier :
Jamais, au dire des vieux du village, mission n’attira tant de monde. La parole des Pères, les fêtes y aidèrent. 1 200 à1 300 personnes se pressèrent dans l’Église pour écouter les pères. On compte 7 baptêmes d’adultes, 33 communions, 3 régularisations. Et que de retours (22) !
Les retours àl’église de ceux qui n’y mettaient plus les pieds depuis leur mariage, hormis pour les enterrements, c’est ce qui permet d’évaluer les fruits d’une mission. Sept baptêmes d’adultes est un chiffre appréciable, qui témoigne que, dans la paroisse, tous les enfants ne sont pas baptisés. Trois « régularisations » signifient que six hommes et femmes, mariés seulement devant Monsieur le maire, ont décidé de redire « oui » devant Monsieur le curé. Quant aux trente-trois communions, le chiffre étonne. Chacun est invité àcommunier après passage au
confessionnal. Peut-être s’agit-il de premières communions d’adultes ou de jeunes gens. Le sacrement de pénitence est facilité par la présence de prêtres inconnus qu’on ne reverra pas, àqui l’on peut sans traumatisme avouer ses péchés. L’abbé Chevalier estime la présence à1 300 personnes sur une population de 4 000 habitants. Ce chiffre est confirmé par Mgr Evrard23. Il est vrai qu’àcette époque, les distractions au mois de février étaient peu nombreuses. Donc pourquoi ne pas aller àl’église, si le curé organise quelque chose ? Bien sûr, les enfants aussi sont concernés par la mission. Des activités sont prévues le jeudi. À cette occasion, le père Caillon demande : « Est-ce que vous voudriez être prêtre rédemptoriste ? ». René avait oublié cet épisode que lui a rappelé son copain Jean-Pierre. Il l’évoque dans son testament spirituel (24). Jean-Pierre hésite, mais René dit « oui !» tout de suite, « dans la petite sacristie ». Pourquoi cette réponse rapide ?
Je crois que j’étais très amoureux de l’aventure. Le fait d’avoir des missionnaires qui n’étaient pas des vrais curés, qui étaient des gens qui parlaient d’Afrique, qui parlaient de choses extérieures, m’a certainement sensibilisé beaucoup.
La vocation de missionnaire, l’Afrique, voilàce qui attire l’enfant de Burbure. Le R.P. Caillon s’est donc employé ÃÂ
convaincre les parents de laisser leur fils entrer au juvénat, sorte de petit-séminaire où les religieux éduquaient leurs jeunes espoirs. Ce ne fut sans doute pas aisé de convaincre Hilarion. « S’il  est pour être prêtre, il ira d’abord àl’école laïque, comme son frère ! » aurait-il dit, d’après les souvenirs de René. Victoria, dont la foi était connue de tous, accepte sûrement de meilleure grâce. La possibilité pour leur fils de faire des études secondaires, prises en charge par la congrégation, a certainement pesé dans la décision finale. Les rédemptoristes eurent l’occasion de revenir àBurbure, au moins une fois, pour le retour de mission, du 30 avril au 7 mai 1950. De l’avis du clergé, le problème principal de ces missions était la persévérance. Les paroissiens sortaient requinqués de ces trois semaines exceptionnelles et remplis de bonnes intentions.  Mais la routine et la paresse spirituelle reprenaient vite le dessus.
On voulait donc, un an plus tard, faire le bilan des grâces reçues et raviver la flamme. À cette occasion, le père Caillon n’a certainement pas oublié la (ou les) visite(s) chez les Déjardin.
Le juvénat
En quelle année l’élève René est-il entré au juvénat ? En 1950, d’après le témoignage de son confrère François Gauthier. Celui-ci, plus âgé, a passé le baccalauréat en 1951, avant d’entrer au noviciat. Or, il se souvient très bien d’un élève de sixième qui chantait dans la chorale du collège et qui « avait une voix extraordinaire, aussi bien enfant que plus tard adulte ». Il semble donc que René soit entré au juvénat, àla rentrée d’octobre 1950. Il avait alors dix ans. Il a quitté l’école de Mouscron en 1960, c’est-à-dire àl’âge de vingt ans. Pourquoi ce retard ? Il semble qu’il ait interrompu ses études pour veiller sur sa mère pendant que son frère était sous les drapeaux. Ses archives personnelles nous permettent seulement d’affirmer sa présence au juvénat le 22 décembre 1954, jour de
sa confirmation.
Un juvénat était un petit séminaire tenu par une congrégation, pour former les jeunes garçons se sentant une vocation religieuse, ou dans le cas des Rédemptoristes, une vocation missionnaire. Dans ces années 1950, l’établissement se nommait « école missionnaire Saint-Gérard ». Il avait pour adresse : 20, rue de Menin àMouscron. Mouscron est une ville de Belgique, séparée de Tourcoing, tantôt par une rue, tantôt par un jardin frontalier. Les disciples de saint Alphonse de Liguori se sont établis àcet endroit au début XXe siècle, du fait des lois anti-congréganistes. La région frontalière de la Belgique s’est alors vue dotée d’un nombre important d’écoles et d’internats, accueillant des élèves français. La congrégation du Très-Saint-Rédempteur (C.SS.R.) fut fondée en 1732 par Alfonso de Liguori. Son but était le service des pauvres abandonnés, ceux des bas-quartiers de Naples mais
aussi ceux des campagnes abandonnées àla misère spirituelle (27). Sa vocation principale est d’aller vers les plus abandonnés. C’est ce « credo » qu’apprend et qui imprègne le jeune René. Cette période studieuse ne lui a pas laissé de mauvais souvenirs. Il pouvait voir régulièrement ses parents. Outre les cours et la chorale, il fit du scoutisme et de la natation. On trouve en effet dans les quelques papiers conservés de cette époque des brevets de natation et un certificat de secouriste de la Croix-Rouge. Par ailleurs, il fréquente aussi la villa Saint-Gérard à Haubourdin, près de Lille. C’est un lieu où il ira toute sa vie pour prier et se reposer. Il se lie avec deux rédemptoristes dont il restera toujours proche : le père Pirot et le père Pouleau. Ce dernier eut une grande influence sur René, àqui il gardera
toujours son amitié. Les relations furent certainement plus froides avec le supérieur du juvénat, le père Théodule Rey-Mermet, un homme brillant, auteur de plusieurs livres, mais autoritaire et intransigeant. Une lettre de celui-ci datée de 1960, le laisse penser. En effet, René traverse àcette date une profonde crise intérieure. Il a alors 20 ans.