Saint Philippe Néri
Une homélie du Père Boureau (+) prononcée en l’église Saint-Eustache le 24 mai 1992
« Soyez toujours dans la joie du Seigneur. Laissez–moi vous le redire : soyez dans la joie ». Ainsi commencent les textes que nous venons de lire. Cette invitation de Paul aux Philippiens est au cÅ“ur de la fête que nous célébrons ce matin, la fête de saint Philippe Néri. Fondateur de l’Oratoire, il est chez lui àSaint-Eustache, paroisse oratorienne, et paroisse aujourd’hui de la Communion Oratorienne.
« Soyez dans la joie ». Il est des saints qui traînent leur sainteté comme on tire une charrue dans un champ défoncé. Tout autre est Philippe Néri qui, au XVIe siècle, déambule dans les rues de Rome en traînant sa gouaille avec la légèreté d’un vagabond mystique. Florentin d’origine, il a gardé de sa Toscane originelle le goût de la plaisanterie et l’instinct de la liberté. Encore adolescent, il débarque àRome où la Renaissance qui s’achève offre toutes les séductions de l’art et des plaisirs. Sans mission officielle, sans autre organisation que celle de sa fantaisie, sans autre appui qu’un amour irraisonné de Jésus Christ, il offre la séduction, plus grande encore, de la pureté et de la vérité.
Pendant quinze ans, il n’a d’autres auditeurs que les badauds rencontrés dans les rues, les jeunes en particulier. Les séduisant par sa verve et son naturel primesautier, il les entraîne en d’interminables virées àtravers la ville, accrochant les flâneurs, partageant leurs discussions et leurs jeux, visitant les basiliques. Éveilleur d’âmes, il les ouvre àJésus Christ, sans autre stratégie que celle de ses blagues et de sa ferveur. Ce vagabondage apostolique et pu s’éterniser. Mais, sous la pression de son confesseur, il est ordonné prêtre. Il garde cependant sa liberté. Rattaché àune église, il n’a d’autre paroisse que celle de ses relations. Ses dons de discernement et sa vigueur spirituelle attirent et retiennent les pénitents. Il regroupe ses fidèles en d’originales réunions de prière et de réflexion où la liberté est de règle : « Que chacun apporte son humeur et fasse sa partie », conseille-t-il.
De lànaît l’Oratorio, rencontre informelle où lectures, dialogues, enseignement, prières et chants nourrissent la vie intérieure. Prêtres et laïcs s’y partagent les rôles. Pour soutenir l’Oratorio, un noyau se constitue, l’Oratoire, qui lui emprunte son nom. A l’époque, les sociétés religieuses sont des Ordres réguliers, avec leurs vÅ“ux officiels, leurs règles strictes, leurs structures centralisées. Avec l’Oratoire, naît une société séculière dont le sacerdoce est le seul engagement, où la loi est la charité, où la liberté est le lien fondamental. Entre qui peut, sort qui veut. On y gouverne sans commander. On y obéit sans dépendre. Serait-ce une abbaye de Thélème ? Non, juge Philippe, car l’intensité de sa vie spirituelle l’invite àpenser que l’amour de Jésus est le plus exigeant des appels. C’est quand on manque de foi, qu’on a besoin de lois. Anarchiste de tempérament, il trouve sa loi dans l’amour, et sa liberté dans une servitude amoureuse. Tel était Philippe Néri, ermite aux libres errances, mystique de Jésus Christ et témoin de l’Esprit.
Saltimbanque de l’invisible, il eût, en 68, flirté avec les hippies . Ne songea-t-il pas, comme eux, àpartir pour les Indes ? Mais, sur les conseils d’un vieux moine, il y renonça. Rome fut son Katmandou. Nous retiendrons de cette vie sa joyeuse liberté. Philippe, en effet, ne s’embarrasse ni des convenances mondaines, ni des corsets officiels, ni des traditions sclérosées. Ce n’est pas que nous voulions faire « l’éloge de la folie », comme disait Érasme, encore moins le plaidoyer du foutoir, comme diraient des gens moins distingués. Mais, pensons-nous, celui qui n’est pas un peu fou, n’est pas si sage qu ‘on croit. On ne peut vivre sans ordre, mais il arrive que l’ordre soit un désordre, où le conformisme occulte la justice, où les énergies s’endorment, où les plus nobles inspirations s’enlisent dans les sables. Trop de religions, nées dans la fraîcheur d’un renouveau, se sont figées dans le béton d’une tradition. Le printemps des Pentecôtes jaunit dans l’automne des règlements, feuilles mortes au vent des folklores intégristes !
Avec sa liberté proche parfois du canular, Philippe retrouve l’élan créateur de la liberté évangélique, telle que Jésus Christ l’a vécue, fût-ce au risque de se perdre. Libre àl’égard du qu ‘en dira-t-on, il accueille la Samaritaine, étrangère méprisée. Il accueille Zachée, publicain honni. Il accueille la femme adultère, condamnée àmort. Libre àl’égard de la loi sacro-sainte, mais parfois inhumaine, il guérit le jour du Sabbat, quelles que doivent être les réactions des responsables. Libre àl’égard des puissances politiques, il dit ce qu’il pense, dût-il être haï des deux bords. Libre àl’égard des bien-pensants, il les traite de sépulcres blanchis, et les coince avec un sourire quand ils l’interrogent sur le Messie ou sur l’impôt dû àCésar. Et quand la mort approche, elle qui fait plier tant de libertés humaines, il affirme que sa vie, nul ne la prend, que c’est lui qui la donne. Pour acheter les hommes, il suffit de connaître leurs points faibles. Jésus n’a rien àvendre. Il est libre.
Et nous ? Que faisons-nous de notre liberté ? La question est insidieuse. Nous sommes d’Eglise , et donc membres d’un corps qui ne saurait se passer d’unité, sous peine de n’être qu’un pantin désarticulé. « Un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père ». C’est la prière du Christ au soir du Jeudi Saint : « Père, qu‘ils soient un comme nous le sommes ». Faut-il pour autant abdiquer sa liberté dans un alignement passif aux ordres venus d’en-haut ? Ce serait oublier que dans l’Eglise, la tête ne peut dire aux membres : « Je n’ai pas besoin de vous, qui n’avez le droit que d’obéir ». L’Esprit est àl’oeuvre dans toute l’Eglise, tête et corps. Ce serait oublier aussi que les réalités de ce monde, même ecclésiales, relèvent de l’histoire et qu’on ne peut éterniser ses formes contingentes. Enfin, ce serait confondre unité et uniformité. Suivant la belle image du Père Houang, longtemps prêtre àSaint-Eustache : « L‘Eglise est comme une rosace dont le Christ est le centre, et chaque pétale, le symbole d‘un peuple particulier ». L’obéissance est sans doute le dernier recours pour éviter les déchirures.
Mais il faut d’abord cultiver sa liberté de croyant, et la vivre avec ses risques. Sans la liberté du Christ, nous n’aurions pas connu la nouveauté de l’Évangile.
Cette liberté créatrice est notre première urgence. Nous vivons une fracture culturelle où la continuité de nos traditions est mise en question. Les rails du passé risquent d’être les ornières de demain. Nous ne pouvons les suivre aveuglément. Mais prendre àtravers champs serait bien aléatoire. La tâche est difficile. Il faut intégrer la modernité dans les traditions d’une Eglise soucieuse, àjuste titre, de la pureté du message divin.
En tous domaines, cette exploration nous invite àla recherche. Dans un monde où toute connaissance est jugée relative, où toute action paraît soumise au déterminisme des lois, où l’on ne conçoit l’homme qu’autonome et responsable, que deviennent la vérité de Dieu, son action dans l’univers, l’obéissance àses commandements ? Théologie, morale, spiritualité, liturgie, structure des institutions ecclésiales, ont besoin d’intégrer le choc du présent aux héritages du passé. A chacun d’entre nous, il n’ est pas donné le génie d’inventer l’avenir, mais il nous est demandé àtous d’être des chercheurs ouverts et disponibles, dans la fidélité àl’Évangile qui est notre loi, au passé qui nous a fait naître, àl’avenir dont nous sommes responsables.
N’ayons pas peur. La faille actuelle est sans doute inédite, mais depuis vingt siècles l’Eglise s’est coltinée avec les tournants de l’histoire. « Je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles », nous a promis Jésus Christ. Pour cela, il ne nous a pas laissé un programme d’avance élaboré, que le temps userait, mais un amour qui, dans sa liberté, doit inventer, au fil des jours, sa façon particulière d’aimer.
C’est bien ainsi que Philippe a compris les choses, et l’Oratoire après lui. Quand Descartes ouvre la voie d’une pensée libérée, Malebranche est de son côté. Quand l’exégèse s’apprête àdevenir critique, Richard Simon, avec deux siècles d’avance, en explore les sentiers inconnus. Quand la théologie devient positive, Thomassin y risque sa pensée. Quand au début du siècle, la crise moderniste déchire l’Eglise, Laberthonnière accueille avec sympathie l’humanisme qui monte. Et quand, de nos jours, se cherche une Eglise moins cléricale, l’Oratoire invente la Communion du même nom.
Ainsi donc va la liberté, en ses chemins d’incarnation. La liberté n’est pas facile. Elle connaît l’angoisse de l’inconnu, l’appréhension du choix, le risque de l’erreur. Pourtant, àregarder Philippe Néri, c’est la joie qui triomphe. La joie, cette exubérance heureuse qui se défile quand on la cherche, mais qui se trouve quand on la donne.
Père René Boureau (+), prêtre de l’Oratoire de France
Église Saint -Eustache, 24 mai 1992