La situation présente de notre pays est caractérisée par des incertitudes inédites. Allons-nous continuer de vivre comme des citoyens français, ou serons-nous bientôt des citoyens européens, voire des «citoyens du monde » ? Et une question que l’on croyait résolue, celle de la place de la religion dans la République, est ànouveau une question disputée en raison de l’installation en France d’une nombreuse population musulmane. La laïcité « àla française » est-elle l’instrument adéquat pour résoudre les problèmes nouveaux ?
Il importe de partir des faits. Nos concitoyens musulmans participent àla vie économique, beaucoup moins àla vie sociale et politique de notre pays, de sorte qu’ils tendent àformer une « société séparée », et refermée sur ses mœurs. On compte sur les effets heureux de la laïcité qui est censée résoudre le problème en séparant la société de la religion, ici spécialement de la religion musulmane. Or la laïcité n’est pas faite pour cela. Elle sépare l’Etat et l’institution religieuse, elle n’a pas pour vocation d’exclure la religion de la vie sociale.
Des deux côtés la méfiance règne et on craint de perdre son «identité».
La « présence musulmane » étant un fait, la démarche judicieuse n’est pas d’essayer de la rendre invisible au nom de la laïcité, mais plutôt d’inciter nos concitoyens musulmans àinscrire leur vie dans la communauté civique française, et pour cela de prendre leur indépendance par rapport au monde arabo-musulman d’où la plupart sont issus. Nous sommes devant un problème inédit : faire vivre ensemble dans l’amitié civique des populations qui n’ont jamais partagé une même cité dans l’égalité. Des deux côtés la méfiance règne et on craint de perdre son «identité».
Dans l’effort de rassemblement civique si nécessaire, les chrétiens de ce pays ont un rôle décisif àjouer. Ou bien se consolidera une société musulmane séparée dans une France « multiculturelle », c’est-à-dire incapable de donner une éducation commune àses enfants, ou bien les musulmans trouveront leur place dans une France qui aura préservé ou plutôt renouvelé sa « marque chrétienne ». Ou bien une dislocation plus ou moins rapide et brutale de la communauté nationale, ou bien un renouvellement de celle-ci et la continuation de l’aventure française. L’enjeu est immense, et le temps nous est compté.
Pierre Manent
auteur de « Situation de la France »
(Desclée de Brouwer, 2015)