« Seule une foi blessée est crédible » Une méditation du Père Picart.
Méditation parue dans le journal La Croix du dimanche 3 mars
Méditation parue dans le journal La Croix du dimanche 3 mars
En ce temps-là, Jésus disait àses disciples en parabole : « Un aveugle peut-il guider un autre aveugle ? Ne vont-ils pas tomber tous les deux dans un trou ? Le disciple n’est pas au-dessus du maître ; mais une fois bien formé, chacun sera comme son maître. Qu’as-tu àregarder la paille dans l’œil de ton frère, alors que la poutre qui est dans ton œil àtoi, tu ne la remarques pas ? Comment peux-tu dire àton frère : ‘Frère, laisse-moi enlever la paille qui est dans ton œil’, alors que toi-même ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Hypocrite ! Enlève d’abord la poutre de ton œil ; alors tu verras clair pour enlever la paille qui est dans l’œil de ton frère. Un bon arbre ne donne pas de fruit pourri ; jamais non plus un arbre qui pourrit ne donne de bon fruit. Chaque arbre, en effet, se reconnaît àson fruit : on ne cueille pas des figues sur des épines ; on ne vendange pas non plus du raisin sur des ronces. L’homme bon tire le bien du trésor de son cœur qui est bon ; et l’homme mauvais tire le mal de son cœur qui est mauvais : car ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur. »
Évangile (Lc 6, 39-45)
La conclusion de l’ensemble de ces sentences disparates rappelle la parole d’Ezéchiel, le prophète de l’exil : Je vous donnerai un cÅ“ur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau. J’ôterai de votre chair le cÅ“ur de pierre, je vous donnerai un cÅ“ur de chair. Dans la tradition biblique, le cÅ“ur de l’homme – l’équivalent de ce que nous appelons aujourd’hui la conscience, est le site où Dieu cherche àfaire alliance avec chacun. Mais plutôt que de lire cette péricope en répartissant a priori l’humanité entre les bons et les mauvais, ce qui reviendrait àtenir la place de Dieu lui-même au jour du jugement, entrons-en nous-mêmes et lisons-la en ayant conscience de la complexité de chacun : Régir une âme, c’est régir un monde, un monde qui a plus de secrets et de diversités, plus de perfections et de raretés que le monde que nous voyons. En effet, complète Pierre de Bérulle, l’homme est composé de pièces toutes différentes. Il est miracle d’une part, et de l’autre un néant ! Il est spirituel d’une part et corporel de l’autre. C’est un ange, c’est un centre, c’est un monde, c’est un Dieu, c’est un néant environné de Dieu, indigent de Dieu, capable[1] de Dieu et rempli de Dieu, s’il veut. Le défi que Dieu cherche àrelever est bien de faire alliance avec cet être si complexe qui ne fait pas le bien qu’il voudrait, mais le mal qu’il ne voudrait pas. Une alliance par laquelle il cultive, soigne, entretient, fait grandir ce qu’il a de meilleur en lui, en combattant ce qui est indigne de sa vocation.
Cette approche éclaire la lecture de cette péricope de Luc. Il permet d’en reprendre les termes d’aveuglement, de la relation du disciple àson maître, du rapport du fruit àl’arbre qui l’a produit, ou encore de l’hypocrisie pointée dans la parabole de la paille et de la poutre, àpartir de l’épaisseur humaine exposée au souffle de l’Esprit qui donne ou redonne vie. Prendre en compte la complexité humaine n’est jamais une perte de temps en matière spirituelle. Devant les simplismes binaires, cette attitude rend disponible àla patience et àla pédagogie de Dieu.
Cette attitude rend attentif aux propos du cardinal-archevêque de Manille qui est intervenu àla session des présidents des conférences épiscopales convoquée par le pape François pour chercher comment éradiquer la culture de l’abus dans l’Église. Commentant l’apparition du ressuscité àses disciples et àThomas (Jean 20, 19-28), le cardinal Tagle affirmait que « la foi ne naît et ne renaît que des blessures du Christ crucifié et ressuscité vues et touchées dans les blessures de l’humanité. Seule une foi blessée est crédible. Comment pouvons-nous professer notre foi dans le Christ quand nous fermons les yeux àtoutes les blessures infligées par les abus ? » Complexité humaine, complexité du peuple de Dieu illustrée de façon poignante par le film de François Ozon Grâce àDieu, où aveuglements, surdité et hypocrisie n’ont pas manqué àtravers des formes diverses. C’est pourtant ce terreau que travaille l’esprit du ressuscité pour donner vie àl’alliance.
C’est pourquoi cette attitude conduit aussi àinterroger la prière des communautés chrétiennes, lorsqu’elles sont promptes àprier pour les autres en général, oubliant parfois de prier aussi pour nous. Une prière de conversion personnelle et communautaire, nécessaire afin d’ajuster la prière pour les autres, nécessaire aussi pour ajuster les relations et les pratiques et laisser circuler l’Esprit de dialogue entre tous les membres de l’Église de Dieu.
Dans ce chantier de conversation de l’homme-capable-de-Dieu àsa propre vocation, laissons-nous guider par l’attitude du ressuscité qui n’a eu de cesse d’en appeler aux ressources dont l’homme-capable-de-Dieu dispose en lui. À une condition que lui rappelle la liturgie au jour de son baptême : Ephata !, ouvre-toi !
François Picart, prêtre de l’Oratoire
[1] Au sens de qui peut contenir.